Le Requiem de Desenclos fait ici figure de complément. Or c’est une révélation pour ceux qui ne connaissaient pas l’enregistrement dirigé par Joël Suhubiette en 1998. L’œuvre est d’une sereine beauté, lumineuse, apaisée. Certes l’ombre de Fauré se penche sur elle. On en a fait souvent grief à Desenclos, Mais, comme le dit Hervé Niquet : « Quelle importance ? » si la musique apporte un réconfort, ce qui est aussi la fonction d’un Requiem.
Alfred Desenclos (1972-1971) écrivait dans une tradition très française, mélodique, enracinée dans une leçon issue de la Schola Cantorum, il professait une admiration éperdue pour Debussy et Ravel, et se disait romantique, pour se distinguer des cercles bouléziens qui tenaient le haut du pavé : « Pour moi, la musique doit être émotion, expansion. Quand je compose, je n’ai aucune définition précise de ce que la musique devrait devenir ». Il disait aussi que la musique « devrait porter l’émotion au-delà de l’intellectualisme » et que « ce Requiem a été écrit dans la tradition liturgique avec un profond respect pour cette tradition, et tout effet théâtral a été résolument évité. L’orchestre ne contient aucun instrument discordant, et a été traité selon les méthodes anciennes qui conviennent si bien à la langue latine ». Ici, c’est la version avec orgue que nous entendons. Mais la même sage clarté très française baigne l’ordonnance de ce Requiem. On pense à Gounod, et pourquoi pas ? Même pour une œuvre dont la composition commença en 1956, et longuement mûrie puisque la création en eut lieu en 1963. Le « Libera me » est la seule pièce dont les accents rompent un peu avec la lumière de vitrail, le recueillement, la confiance qui émanent de ces longues lignes souples, que le Vlaams Radiokoor, le Chœur de la Radio flamande, avec François Saint-Yves, rend avec ferveur, dans l’acoustique claire de la Jezuietenkerk de Louvain.
Le Stabat Mater est, lui, l’une des œuvres les plus connues de Francis Poulenc. Du moins, de l’une des deux facettes de Poulenc, personnage bifrons, et qui le revendiquait. A une dame du Kamtchatka lui écrivant pour savoir comme il est fait, il aurait envoyé, disait-il, Le Bal masqué et les Motets pour un temps de pénitence : « Je crois qu’elle se ferait ainsi une idée de Poulenc-Janus ».
Ce qu’il y a de bien avec lui (du moins si on l’aime), c’est que sa musique reste la même, avec ses modulations voluptueuses, quel que soit le contexte. Un amoureux du Concerto pour piano (pur Poulenc canaille, style casquette sur l’œil et veston pied-de-poule), qui découvrirait le Stabat mater, aurait le sentiment d’être en terrain connu. Le Poulenc pieux et grave, tendance Vierge noire de Rocamadour, emploie le même langage harmonique, les mêmes couleurs que le Poulenc de Nogent-sur-Marne. Bref on le reconnaît dès la première note, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Sincère tout le temps, il a la courtoisie de ne pas avancer masqué.
Evidemment pas moderne, même s’il était abonné du Domaine musical (pour le plaisir de se gausser des « dodécacas », on est parisien ou on ne l’est pas). Mais en paix (houleuse) avec lui-même.
Bref, ce Stabat Mater est magnifique. Il fut composé après la mort de son cher Christian Bérard. Poulenc retourna à Rocamadour, pour retrouver la Vierge noire qui lui avait inspiré ses Litanies en 1936 : « Imaginez-vous que tout à coup le génie m’est venu et en trois semaines (août 1950), j’ai écrit huit sur douze des numéros de mon Stabat. Je n’en reviens pas et je crois que c’est très émouvant. J’avais fait le pèlerinage de Rocamadour en juillet et comme le but de ce Stabat, c’est de lui confier l’âme du cher Bébé, tout me porte à croire qu’elle m’a exaucé », écrit-il à Yvonne de Casa Fuerte.
Le Stabat sera donc à la mémoire de Bérard, mais il fait écho à un autre désarroi : « Si Raymond (Destouches) reste le secret des Mamelles et de Figure humaine, Lucien (Roubert) est bien celui du Stabat et des Carmélites », dira-t-il.
Le climat n’a rien à voir avec celui du Requiem de Desenclos. Ici la gravité domine, dans la noble tradition d’une pompe funèbre, assez Versailles, qui serait irisée par les modulations évoquées plus haut. Les mouvements rapides qui alternent avec les lents n’édulcorent en rien le dramatisme général. Au contraire, ils parlent de violence et d’angoisse.
Mais les passages a cappella, nombreux (tel le « O quam tristis ») laissent entrapercevoir une lumière d’espérance. Curieusement, certains numéros (le “ Quae moerebat », le « Eja Mater ») sont quasi joyeux et dansants, mais le tragique domine (ainsi le « Qui es Homo », soutenu par cuivres et percussions). Au centre de la partition le « Vidit Suum », chanté par la soprano. Là, aussi on penserait à Fauré, pour cette sensualité nimbée de mystère, un Fauré qui se permettrait quelques audaces harmoniques, un peu acides et coruscantes.
Il y a dans toute cette œuvre une grandeur, une gravité, j’allais dire une majesté, en écoutant le « Fac ut portem », à l’image de cette décennie cinquante qui culminera pour Poulenc avec le Dialogues des carmélites. D’ailleurs les derniers accords du Stabat sont aussi glaçants que le couperet de la guillotine des Carmélites : ni apaisement, ni consolation.
Hervé Niquet dirige ici son Vlaams Radiokoor, avec le Brussels Philharmonic, et la soprano Marion Tassou. Il choisit des tempi souvent rapides (si on pense à ceux de Prêtre, Baudo ou Reuss). A l’évidence, il aime ce théâtre funèbre, ce côté « grand genre », la richesse de cet orchestre (trois bassons, quatre cors, trois trombones, sans préjudice des flûtes, hautbois et clarinettes). Mais ce décorum, dans une tradition française revendiquée, n’occulte jamais l’humble sincérité du message. Et sa tendresse.
« J’écris un Stabat pour chœur et orchestre. Je m’y sens chez moi et espère toucher les « ceusses » qui aiment la prière » (Poulenc à Marguerite Long, 30 août 1950).