« Un homme singulier, qui a visé la réforme théâtrale de son pays, qui a mis sur scène et sous la presse cent-cinquante comédies, soit en vers, soit en prose, tant de caractère que d’intrigue, et qui a vu de son vivant dix-huit éditions de son théâtre ». Tel se présente Carlo Goldoni dans ses mémoires. A travers leur lecture, et celle de nombreux témoignages, sa vie nous est bien connue.
Venise comptait dix-sept théâtres (pour 130 000 habitants) lorsque celui-ci y vit le jour. Sa famille vivait dans l’amour de la scène et le lui communiqua. Son père, médecin, aurait voulu en faire son successeur, mais le jeune Carlo ne fut pas séduit par la carrière médicale. Alors qu’il étudiait la philosophie à Rimini, une troupe de comédiens ambulants le fascina. Il ne se détourna pas pour autant de ses études de droit. Il dut ensuite fuir Venise, où il professait, à la suite d’une (nouvelle) aventure. A Milan (1733), il emportait avec lui le manuscrit de l’Amalasunta, tragédie qu’il livra aux flammes… En 1734, ce fut Belisario, son premier grand succès, qui décida de sa carrière littéraire. Durant quatre ans (1737-41) il dirigea le Teatro San Giovanni Grisostomo, dont l’opéra faisait la réputation. C’est, du reste, dans cette salle que sera produit le premier fruit de sa collaboration avec Galuppi, qui venait d’être recruté comme maestro di musica par l’Ospedale dei Mendicati : Oronte re de’ Sciiti. Pas moins de 21 ouvrages seront ainsi mis en musique par Galuppi (*), le plus souvent au San Samuele, jusque 1766 : tous les « grands », promis à une diffusion dans les capitales européennes. Il filosofo di campagna – 1754 – amorça la série. Suivent un contrat de quatre ans avec le Sant’Angelo (1749) puis avec le San Luca, propriété des Vendramin (1753).
Progressivement, il s’éloigne de la Commedia dell’Arte, à la différence de Gozzi, qui sera son farouche rival (auquel nous devons Turandot, l’Amour des trois oranges, le Roi cerf,etc.). Chiari, son autre rival, choisira son parti contre Gozzi. Goldoni substitue des textes entièrement rédigés aux canevas propres à l’improvisation et se débarrasse des masques traditionnels. Pamela, créée à Mantoue en 1750 sera sa première comédie à visages découverts. Aux situations conventionnelles, il substitue le naturel, la bonhommie, la logique et la vérité psychologique de ses personnages.
Avant tout homme de théâtre, particulièrement fécond (16 pièces dans la seule année 1750), il nourrit ses œuvres des expériences quotidiennes de la vie agitée qu’il mène jusqu’à la quarantaine, et de toutes les observations de cette société diverse qui l’environne. Ses personnages sont vrais, les caractères sont fouillés. Lassé des polémiques virulentes, aspirant à une vie plus sereine, invité à Paris par la Comédie italienne pour deux ans, il s’y rend en 1762, et ne devait pas en revenir. Nouvelle déception : les comédiens italiens refusent les comédies entièrement rédigées qui feront son renom, n’attendant de lui que des scénarios, des canevas. Il en laissera 24 en l’espace de deux ans. Professeur d’italien des filles de Louis XV (1765), il reprend l’écriture. On retiendra son Bourru bienfaisant (1771), puis l’Avare fastueux (1773) rédigés en français pour la Comédie française. Il sera enfin le maître d’italien des sœurs de Louis XVI, avant de se consacrer exclusivement à ses Mémoires (1784-87). Ses dernières années furent tourmentées par les événements politiques. La gêne s’ajoutait à une santé fragile. Sa pension, qui lui permettait de vivre très modestement, lui fut supprimée en 1792. Il mourut le 6 février 1793, âgé de presque 86 ans, dans sa pauvre demeure de la rue Saint-Sauveur, sans avoir revu le ciel de sa patrie vénitienne. Le 7, André Chénier faisait rétablir sa pension au bénéfice de sa veuve (ce que ne signale pas Illica dans le livret illustré par Giordano).
Son optimisme foncier, teinté de mélancolie comme d’amertume, sa lucidité bienveillante sur l’homme nous parlent comme aux hommes de son temps. Sa dénonciation de nos travers, de nos caprices, de tout ce qui relève de l’irrationnalité, comme son indulgence, demeurent d’actualité. Ses biographes le peignent comme « un brave homme, doux et sceptique », en précisant « le bon sens ! voilà l’élément fondamental de l’art de Carlo Goldoni ».
La musique n’est pas son centre d’intérêt. Acteur et témoin du petit monde de l’opéra, il s’amuse des chanteurs capricieux dans L’Impresario de Smyrne, donné le 26 décembre 1759. La pièce s’inscrivait dans une tradition établie (Il teatro alla moda, 1720, Marcello ; L’Impresario delle Canarie, 1724, Metastase, seront suivis par Der Schauspieldirektor, Mozart, Le Convenienze teatrali, ou Viva la Mamma, Donizetti etc.). Evidemment, le rôle social de la musique transparait dans ses Mémoires, où l’on croise Vivaldi, Rousseau, copiste, Gluck, Piccinni, Marmontel, Grétry, Dalayrac… où il conte sa découverte de l’Opéra parisien et du Concert Spirituel. Mais la musique, son succès et le prestige qui l’entoure sont essentiellement l’occasion de vendre ses livrets, beaucoup plus lucratifs que ses pièces. Etrangement, celui qui fit tomber les masques de la Commedia dell’ Arte pour que l’expression des visages renforce le verbe, allait se voiler la face pour signer ses textes destinés à la scène musicale, textes qu’il minimise ou déprécie. Goldoni ne mélange pas les genres. Pour être de la même veine que ses comédies, ses livrets sont signés de son pseudonyme arcadien «Polissario Fegijo » pour les distinguer de ce qui devait construire sa réputation. A noter que, dans ses Mémoires, l’expression « opéra-comique » désigne toute œuvre (opera) comique, quelle qu’en soit la destination, théâtrale ou musicale : comédie, farsetta, opera buffa. Ne cherchez pas ses livrets dans le volume de la Pléiade qui lui est consacré, vous ne trouverez que La bottega del caffè, que Malipiero mit en musique, mais c’est une comédie devenue livret.
Plus de merveilleux ni d’illusion extraordinaire, comme Gozzi : une observation juste du réel, avec un regard bienveillant et chargé d’humour. C’est son observation méticuleuse d’entomologiste sur la société qui l’environne qui nourrit son inspiration. Les rapports de l’homme à ses semblables sont au cœur de ses pièces. Rationaliste, soutien de cette bourgeoisie laborieuse contre une aristocratie orgueilleuse et sclérosée, il cultive une confiance inébranlable dans le pouvoir formateur du théâtre.
A la différence de Métastase et de Zeno, Goldoni n’est pas poète de cour. Même s’il s’essaya à l’opera seria (8 sans compter sa première tragédie lyrique, détruite par ses soins, ni les deux d’après Zeno et Lalli) ses livrets furent illustrés 17 fois. Entre 1730 et 1760, ce sont 19 livrets d’intermezzi et de farsette à l’origine de 35 œuvres musicales, ce qui est déjà remarquable. Le style de l’opera buffa napolitain venait d’apparaître à Venise. Il en sera le meilleur pourvoyeur de son temps : 54 livrets firent sa réputation. Au moins 144 productions lyriques en découlèrent. Il filosofo di campagna, La buona figliula figurent parmi les ouvrages les plus populaires de la seconde moitié du XVIIIe S. Citer tous les compositeurs qui l’illustrèrent serait fastidieux. Outre Galuppi, retenons Vivaldi (La Griselda, d’après Zeno, puis Aristide, en 1735), Paisiello, Salieri, Cimarosa, Piccinni, sans oublier Mozart (La Finta semplice, livret revu par Coltellini) et Haydn (Lo Speziale, 1768 ; Le Pescatrice, 1770 ; Il mondo della luna, 1777). Comme signalé plus haut, plusieurs de ses comédies, distinctes des livrets, ont nourri l’imagination des compositeurs : Gian Francesco Malipiero (3 commedie goldonienne, 1920-22), Wolf-Ferrari aussi (I quattro rusteghi, 1906).
Même s’ils sont rédigés de bout en bout, les livrets du XVIIIe siècle ont encore la fragilité du canevas : ils vont être modifiés au fil du temps et des lieux, au gré des chanteurs. C’était alors le destin des ouvrages lyriques de se muer souvent en pasticcios peu après leur création. Leurs titres étaient renouvelés et ainsi un même ouvrage pouvait être représenté sous quatre ou cinq appellations différentes. « Les opéras-comiques de M. Goldoni ont parcouru plusieurs endroits de l’Italie. L’on y a fait partout des changements au gré des acteurs et des compositeurs de musique. Les imprimeurs les ont pris où ils ont pu les trouver, et il y en a très peu qui ressemblent aux originaux. » D’autant que Goldoni reprit certains d’entre eux, renonçant à la versification pour une prose plus naturelle. Ses livrets envahirent les capitales, de Saint-Petersbourg à Londres et Madrid. On était alors peu regardant sur la mise au point d’un spectacle : « …recommandez [aux acteurs] qu’ils fassent plusieurs répétitions. Tout dépend de l’exécution » écrit-il de Paris (en 1764) à un de ses amis vénitiens auquel il adresse L’éventail , pour le Teatro San Luca. Celui-ci, le plus ancien théâtre vénitien, fondé en 1622, s’intitule maintenant « Teatro stabile del Veneto – Carlo Goldoni ». Juste retour à sa terre du génial écrivain.
Bibliographie
C. Goldoni, Mémoires de M. Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, édition présentée et annotée par Paul de Roux, Paris, Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé, 1964 & 1968
M. Baratto, Sur Goldoni (Paris, L’Arche, 1971)
F. Decroisette, Venise au temps de Goldoni (Paris, Hachette, 1999)
G. Luciani, Carlo Goldoni ou l’honnête aventurier (Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1992)
G. Herry, Goldoni à Venise : la passion du poète (Paris : H. Champion, 2002)
Daniel Dancourt, Goldoni, collection « Qui suis-je? », Pardès, 2013 (ISBN 978-2-86714-458-5)
D. de Paoli, Il librettista Carlo Goldoni e l’opera comica veneziana , in Studi goldoniani, Venise-Rome, Istituto per la collaborazione culturale, 1960, vol.II, p. 571-591.
P. Weiss, Goldoni poeta d’opere serie per musica , in Studi goldoiani, iii (1973),7-40.
N. Mangini, Galuppiana 1985 : studi e richerche ; Venezia 1985, 133-142.
(*) au moins une demi-douzaine d’œuvres de Galuppi sur des livrets de Goldoni ont été enregistrées, souvent dans plusieurs versions.