Ah, les bonnes âmes !
Il n’est guère de politicien un peu madré qui n’ait réalisé qu’un des premiers secteurs touchés par la crise sanitaire est celui de la culture. Et allons-y : la culture est essentielle, la culture c’est ce pour quoi on se bat, la culture par-ci et la culture par-là. Ça ne mange pas de pain de s’extasier sur la culture quand elle est au plus mal. Peut-être compte-t-on ainsi engranger la sympathie d’artistes réputés généralement plutôt sceptiques à l’égard du politique ? Ou se donner une image d’humaniste ?
Quand on entre dans le détail des actes, en revanche, foin d’humanisme : c’est le désert. Et comme dans tout désert, des voix crient. Les voix des artistes, des artisans, des techniciens, qui voient arriver la vague du chômage et de la paupérisation mais n’aperçoivent pas de main secourable se tendre. Alors ils se tournent vers l’Etat. Mauvaise idée. D’abord parce que l’Etat n’a pas d’argent, ensuite parce que ceux qui, au sein de l’Etat, sont supposés s’occuper du sujet semblent à ce jour dépourvus de toute solution, de toute idée et se réfugient derrière des considérations générales.
Il est vrai qu’il est parfois étrange de voir les artistes demander l’aide d’un gouvernement qu’ils ont fait profession de conspuer, mais c’est la nature même de la relation passée en France depuis quelques années entre les gouvernements successifs et le monde culturel. A l’allégeance tous azimuts qui prévalut sous la présidence de François Mitterrand a succédé une relation du type « mordons la main qui nous nourrit » dont chacun semble s’accommoder. Le politique se donne ainsi le sentiment agréable d’être un lointain descendant de Louis XIV, et le monde culturel atteste par son ingratitude qu’il conserve son indépendance à l’égard du pouvoir. C’est ainsi que Jeanne Balibar, qui naguère traita devant un Mouloud Achour hilare, le président de la République de « pur schlag » se retrouve aujourd’hui à signer une pétition pour demander des sous à ce même Président (et Mouloud Achour signe aussi). En France, disait Beaumarchais, tout finit par des chansons. Dans le monde culturel français, tout finit par des subventions.
Ce que révèle cette crise sanitaire, cependant, c’est que la subvention n’est qu’un cache-misère. Pendant longtemps, on a considéré que parler d’argent dans le domaine culturel était assez misérable. La crise actuelle a au contraire démontré une chose : la culture est une économie. Certes, en France, elle est beaucoup soutenue par l’argent public, mais elle obéit à la loi de l’offre et de la demande. Les deux ont disparu soudain. Plus rien ne permet aux artistes de rencontrer leur public, sinon des performances improvisées sur le web.
Certains peuvent s’en réjouir comme Coline Serreau, qui dans une tribune où elle ressasse un certain nombre de ses engagements personnels, écrit : « Pour ce qui est de la culture, les peuples nous enseignent des leçons magnifiques : la culture n’est ni un vecteur de vente, ni une usine à profits, ni la propriété d’une élite qui affirme sa supériorité, la culture est ce qui nous rassemble, nous console, nous permet de vivre et de partager nos émotions avec les autres humains. Quoi de pire qu’un confinement pour communiquer ? Et pourtant les italiens chantent aux balcons, on a vu des policiers offrir des sérénades à des villageois pour les réconforter, à Paris des rues entières organisent des concerts du soir, des lectures de poèmes, des manifestations de gratitude, c’est cela la vraie culture, la belle, la grande culture dont le monde a besoin, juste des voix qui chantent pour juguler la solitude. C’est le contraire de la culture des officines gouvernementales qui ne se sont jamais préoccupées d’assouvir les besoins des populations, de leur offrir ce dont elles ont réellement besoin pour vivre, mais n’ont eu de cesse de conforter les élites, de mépriser toute manifestation culturelle qui plairait au bas peuple. » Bénéficiaire s’il en est des subventions publiques, membre de l’Institut des Beaux-Arts, Coline Serreau en pince pour le happening foutraque. Libre à elle. La vraie culture, amis artistes, ce n’est pas vous stipendiés par les « officines gouvernementales », c’est le gendarme italien qui chante une sérénade. C’est sympathique en effet mais cela ne nourrira pas ses confrères et consœurs qui espèrent encore vivre de leur art.
La culture est une économie et dans le domaine de la musique classique et de l’art lyrique, ce sont même des économies : l’écart y est immense entre les institutions subventionnées et les autres, immense entre les artistes salariés et les artistes au cachet, immense entre les stars et les anonymes, entre Paris et la province, entre les grandes formations reconnues et les petits orchestres baroques, à quoi s’ajoute la complexité dûment soulignée par une récente tribune de musiciens français la différence entre le régime social français et les régimes sociaux étrangers, auxquels sont exposés les artistes qui tournent (et ils sont nombreux !).
Ce qui se dévoile désormais, c’est que l’Etat ne peut pas porter à bout de bras cette économie. Il lui faut de façon vitale le public et de façon toute aussi vitale le financement privé. Il lui faut aussi des régulations de nature privée, qui protègent les artistes pour ce qu’ils sont sans tout attendre de l’Etat.
C’est pourquoi il faut saisir ce moment pour mettre enfin en place ce qui protégera les artistes réellement.
D’abord, un régime assurantiel mieux pensé et plus protecteur contre les avanies de la vie d’artiste, à titre collectif ou individuel : aujourd’hui, c’est une pandémie ; demain ce pourrait être un désastre climatique qui empêche durablement les déplacements ; ou bien un conflit géopolitique rendant inaccessibles certaines zones ; etc.
Ensuite, il faut repenser la solidarité entre artistes. Ce qui pèse aujourd’hui, c’est l’individualisme historique de ces professions. Aujourd’hui, on pétitionne ensemble, mais demain, chacun reprendra son chemin. Or c’est par le collectif qu’il est possible de peser sur les conditions contractuelles, sur les modalités de rémunération des répétitions, sur les conditions fiscales, etc. Mais cela peut aller plus loin encore. Les artistes tournent pour aller chercher le cachet où il se trouve. Ces voyages grèvent les budgets, créent inconfort et fatigue, mais surtout créent une compétition globale, une guerre de tous contre tous : il n’y a de monde plus ultralibéral de ce point de vue que le monde de la musique classique et de l’opéra. Ceux qui réussissent gagnent vraiment beaucoup d’argent et ont de quoi voir venir par mauvais temps, les autres sont d’une insigne fragilité qui les oblige souvent à cumuler les emplois (orchestre, enseignement, concerts solistes…), et ne parlons pas de ces compositeurs, qui sont la dernière roue du carrosse. Il ne s’agit pas de fermer nos frontières à l’excellence venue d’ailleurs mais de s’interroger globalement sur cette absence complète d’amortisseurs et surtout de consulter les artistes sur ce qu’ils désirent en la matière, ce qui suppose qu’ils le sachent, ce qui implique qu’ils se consultent eux-mêmes, entre eux, sans le soutien ni l’intervention des pouvoirs publics.
Enfin, les artistes classiques doivent repenser leur manière de se faire connaître du grand public. L’économie du disque n’en finit pas d’être en péril, la télévision n’est pas d’un grand secours, et l’on découvre à travers des tentatives imparfaites que le monde du digital n’a pas encore été apprivoisé par les grandes maisons de concert et d’opéra, à de rares exceptions près (Met de New York, Philharmonie de Berlin). Il est temps que le monde du classique invente son univers digital, et pas à travers des récitals gratuits improvisés dans une cuisine. Il faut désormais professionnaliser l’expression digitale, définir ses standards, et surtout sa valeur, c’est-à-dire (horresco referens) créer un véritable marché de la musique en ligne, qui jusqu’ici s’est limité à un marché du disque en ligne, ce qui n’est absolument pas la même chose. Les techniques de prise de vue et de son pour le digital, les modalités de diffusion, les conditions de monétisation sont entièrement à inventer. Le monde du classique ne doit pas nier qu’il se découvre dans les circonstances actuelles entièrement tributaire de la billetterie de concert, ce qui n’a pas plus de sens que si le cinéma se trouvait entièrement tributaire des entrées en salle. Les pièces de la Comédie-Française, pourtant pas extrêmement bien captées puisque avec toutes les contraintes du « live », ont attiré plus d’un million de téléspectateurs : la demande est là, mais côté lyrique, l’offre n’y est pas.
Le gouvernement dira ce qu’il entend faire pour soutenir la culture et permettre la réouverture des lieux de spectacle vivant, des musées, des cinémas. Il serait regrettable que le monde de la musique classique qui soudain est sorti de ses sourdes rivalités pour s’unir ne fasse pas fond sur cette unité transitoire pour s’inventer un avenir commun. Les chefs de file ont émergé, une volonté est là, puisse-t-elle fructifier sans s’en remettre une fois de plus à la main nourricière d’un Etat toujours plus impécunieux.