Tiraillé entre l’alcool et les femmes, le poète Hoffmann en a perdu l’inspiration. Sa muse, qui pourtant veille sur lui, semble l’avoir abandonné. Et pourtant, peut-on croire ce qu’il raconte à ses compagnons de beuverie ? Dans ses histoires émaillées de phénomènes paranormaux (une poupée qui chante, le fantôme d’une mère, le vol de son reflet), quelle est la part de réel et d’irréel, la part de vécu et de fantasmé ? En butte à des manifestations fantastiques incontrôlables qui peuvent être autant d’hallucinations que Freud va désigner plus tard sous le terme « d’inquiétante étrangeté », il perd totalement le contrôle des évènements et se retrouve inconscient quand sa dernière conquête, la Stella, vient le rejoindre.
Ce poète romantique apparaît donc comme maudit, non pas au sens du mouvement symboliste, mais en proie au Malin, dont les incarnations variées se succèdent au fil de l’action. Prisonnier de passions terrestres, il n’est plus capable de trouver une porte de sortie, quelle qu’elle soit. Et même son double Nicklausse – rôle confié à l’Opéra Comique puis à l’Opéra de Paris, dans les années 60 et 70, à un baryton et non à un mezzo en travesti –, peut rendre le personnage plus ambigu encore. Entre le rêve et le réel, la folie est-elle proche ? Est-ce un simple ivrogne, ou la victime de femmes castratrices qui lui auraient volé cette inspiration poétique qu’il n’arrive plus à retrouver ? Ou peut-être même se victimise-t-il lui-même en trouvant dans tout cela le prétexte à renoncer à toute création, dans une sorte de suicide artistique que même sa muse a du mal à contrer ? Mais grâce à elle, à la fin, l’Art et la Pensée vont reprendre le pas sur les plaisirs terrestres qu’il goûtait tant : « Des cendres de ton cœur réchauffe ton génie… » La muse entraîne le poète, qui grâce à elle va retrouver au moins son inspiration, à défaut d’un bonheur inaccessible.
Ce rôle magnifique dans sa complexité a séduit depuis 1881 un grand nombre de ténors, et semble même aujourd’hui connaître encore plus d’intérêt. Pour certains interprètes, il restera simplement un rôle parmi d’autres. Mais les meilleurs ont su se l’approprier au point que leur nom reste associé à celui d’Hoffmann. Ils en ont fait un vrai personnage, saisissant, et qui malgré sa déchéance, suscite l’intérêt des spectateurs. D’autant qu’au delà des simples affres de la création poétique, il s’agit là d’un véritable héros de théâtre, qui paraît plus tourmenté que désargenté, plus désabusé que réellement amoureux, plus déphasé que lucide, en un mot plus proche du monde fantastique de l’écrivain Hoffmann que de celui des Scènes de la Vie de Bohème d’Henri Murger. Le travail des librettistes Jules Barbier et Michel Carré explique en grande partie, avec bien sûr la musique d’Offenbach, un succès public qui ne s’est jamais démenti.
Pourtant, il s’agit d’un rôle particulièrement délicat à interpréter, pour de nombreuses raisons. D’une part, Hoffmann est à la fois le narrateur et l’acteur principal, et il faut pour chaque facette définir s’il est prisonnier de son inconscience ou de son aveuglement. Une telle dualité a désarçonné plus d’un chanteur. D’autre part, c’est un rôle très exigeant vocalement parlant, qui nécessite, loin des stéréotypes, de multiples qualités, la vaillance, la puissance, la musicalité, l’émotion, la diction. De plus, c’est l’un des plus lourds du répertoire, à la tessiture parfois tendue. Les principaux moments de la partition demandent des qualités parfois contradictoires, et souvent ce sont les chanteurs sachant manier la voix mixte qui arrivent le mieux à se jouer de ces difficultés.
Sans entrer dans la question des variantes ni de l’ordre des tableaux, il est certain que le chanteur doit assumer une redoutable suite d’airs, de duos et d’ensembles dont « La Légende de Kleinzach » (Prologue), « C’est elle, elle sommeille » et « Ah, vivre deux » (acte d’Olympia), « C’est une chanson d’amour » et « L’avenir est à nous » (Acte d’Antonia), la Chanson à boire « Que d’un brûlant désir… » et « O Dieu, de quelle ivresse » (Acte de Giulietta). Tous nécessitent une grande santé vocale et une large étendue de voix. Certains artistes à la voix plus légère se sont essayés au rôle et y ont parfaitement réussi, et d’autres à la voix plus ample et forte tout aussi bien. Car dans tous les cas, ce qui fait la différence, c’est l’incarnation théâtrale, le fait que l’on y croie ou non.
Il ne peut y avoir d’Hoffmann idéal. Mais des interprétations peuvent séduire pour des raisons diverses. J’ai sélectionné une dizaine de ténors qui m’ont touché, et qui surtout ont marqué, à mon sens, ces dernières cinquante années, essentiellement à partir des dizaines de titulaires de ce rôle que j’ai vus à travers le monde depuis le début des années 60, dont on peut trouver sur l’Internet des enregistrements sonores ou vidéo. D’aucuns diront qu’il manque à cette liste untel ou untel, mais ceux qui figurent ci-dessous ont vraiment incarné, pendant un laps de temps plus ou moins long, une personnification marquante du « poète » Hoffmann. À vous d’y ajouter « vos » Hoffmann, car chaque spectateur a en effet sa propre approche, sa propre définition, ses propres références, et c’est cela aussi qui fait la richesse du théâtre lyrique. Alors, comment de grands chanteurs ont-ils exprimé – ou expriment-ils encore aujourd’hui – la complexité d’un tel personnage ? Et par quels angles d’attaque l’ont-ils abordé ?
Exaltés mais distingués
Pas de vidéos pour ces deux Hoffmann, pour lesquels il faudra se contenter d’enregistrements sonores. Mais quelle leçon de chant, de phrasé et de style ! Raoul Jobin (1906-1974) a chanté le rôle dans les années 30 et 40 et participé à une intégrale mythique où il met sa diction parfaite au service d’une conception linéaire du personnage, plus porté par les évènements qu’acteur lui-même. Exalté, avec une voix claire et une diction très libre, un rien surannée, il est porté par la direction rapide et incisive d’André Cluytens (1948). Quelques années après, au début des années 50, on oublie trop que Léopold Simoneau (1916-2006), en dehors de ses rôles mozartiens, a également été un Hoffmann d’exception. Lui aussi Canadien et ambassadeur du beau chant français, il propose une interprétation relativement proche de celle de Jobin, caractérisée par une suprême élégance.
Grande musicalité
Le plus français des Suédois, Nicolai Gedda (1925-2017), avait déjà souvent chanté le rôle avant de devenir le premier Hoffmann de Patrice Chéreau sous l’ère Rolf Liebermann. Plusieurs enregistrements gardent le souvenir d’une grande musicalité et d’un phrasé particulièrement adapté, notamment sous la baguette d’André Cluytens (1965) ou de Serge Baudo (1971). Plus mélancolique que d’autres, il est paradoxalement le tenant, lui aussi, d’un chant français appris à l’Opéra Comique. Son poète était habité, varié et toujours en phase avec les situations.
L’éternel étudiant aristocratique
Alfredo Kraus (1927-1999) est moins à l’aise avec la langue française, mais il fut également un Hoffmann de référence, certainement plus impliqué dans le fait de raconter le souvenir de ses conquêtes féminines que d’exprimer les souffrances existentielles d’un poète dont il campa surtout le côté juvénile, libertin et estudiantin.
La grande tradition du beau chant français
Alain Vanzo (1928-2002) n’était pas ce que l’on nomme un grand acteur, mais il savait construire un personnage et était toujours très attentif à ses partenaires. Et surtout, il incarnait la grande tradition du chant à la française, grâce à une voix ensoleillée et lumineuse. Son poète Hoffmann était également plein d’élégance et de raffinement.
Halluciné
Jouant un personnage sensiblement plus mûr que la moyenne des Hoffmann habituels, Kenneth Riegel (né en 1938) nous propose aussi l’un des plus torturés, ce qui explique que son chant ait pu paraître parfois un peu chaotique. Mais le résultat en scène était particulièrement impressionnant, notamment dans la production de Patrice Chéreau. Personne n’a mieux incarné que lui les tourments du poète hoffmannien : dans un registre pathétique rarement poussé aussi loin, il arrivait à créer chez le spectateur une émotion violente, presque douloureuse.
Grande implication vocale
Selon les metteurs en scène, Plácido Domingo (né en 1941) a évidemment créé pendant sa longue carrière de ténor des Hoffmann très différents, sans être toujours des modèles de jeu scénique. Mais tous avaient pour point commun une voix, une puissance physique, une virilité écrasant souvent le reste de la distribution. Avec lui, il se passe quelque chose du seul point de vue sonore. C’est un Hoffmann qui est peut-être le plus somptueux vocalement, celui en tous cas qui donne la chair de poule non par son interprétation théâtrale, mais par l’implication vocale et la puissance sonore.
Intello torturé
De tous les Hoffmann, celui de Neil Shicoff (né en 1949) est certainement le plus divers, celui qui varie le plus les effets selon les actes et la progression de l’action. Jeu d’une intelligence rare, écorché vif, spectaculaire jeu émotionnel dramatique, tous les qualificatifs ont été employés pour décrire cette caractérisation exceptionnelle qu’il a promenée à travers le monde pendant plus de vingt ans. Son Hoffmann est non seulement le plus intériorisé et le plus déchirant, mais aussi le plus inquiétant, celui qui pose le mieux les affres de la création artistique (et l’on sait combien Shicoff lui-même en était frappé), et toute la complexité du personnage. Mais en même temps, l’humour, le clin d’œil malicieux n’étaient jamais loin, sous une certaine décontraction affichée.
Au royaume de la folie
Production mythique de la réouverture de l’Opéra de Lyon en 1993 dans la mise en scène controversée de Louis Erlo. Daniel Gàlvez-Vallejo, alors à l’aube d’une belle carrière, s’est fondu avec sensibilité dans cette conception onirique et lunaire, où Hoffmann, frappé d’une émouvante folie douce, se trouve enfermé dans un asile.
Passionné et passionnant
Enfin un Hoffmann totalement libéré, Rolando Villazón (né en 1972) est le jeune chien fou incontrôlable et passionné, excessif en tout, mais sans jamais vraiment franchir la ligne rouge. D’une énergie étonnante, il fait penser un peu à une mouche dans un bocal, qui se heurterait sans cesse à un obstacle permanent. Un Hoffmann bien dans son époque, qui montre à la fois la richesse du personnage et l’évolution permanente de son interprétation.