Ce n’est pas La traviata, et c’est pourtant la plus juste expression théâtrale du livret que Piave a tiré de La Dame aux camélias. Ce n’est pas l’opéra de Verdi, et c’en est pourtant la quintessence, et il faudra se lever tôt pour voir sur une scène d’opéra des interprètes aussi dramatiquement justes et aussi bouleversants.
En septembre 2016, le théâtre des Bouffes du Nord renouait magnifiquement avec une tradition inaugurée par Peter Brook : l’appropriation d’œuvres du grand répertoire lyrique, détournées, « dévoyées » dirait-on ici par plaisanterie. Sauf que les concepteurs de Traviata, vous méritez un avenir meilleur sont allés bien plus loin encore que Peter Brook ne l’avait jadis fait avec la complicité de Marius Constant. Même réduit à quelques personnages et dégraissé de toutes ses scènes de foules, La Tragédie de Carmen restait un opéra de forme classique ; même accompagné au piano, Impressions de Pelléas était encore un opéra. Cette fois, la fusion entre théâtre parlé et art lyrique avance davantage, au point qu’on ne sait plus dans quel genre on se situe exactement.
Heureusement, le boîtier du DVD publié par BelAir Classiques est clair : même si le mot Traviata apparaît en très gros caractères, il est précisé juste en dessous que le spectacle a été conçu « d’après La Traviata de Giuseppe Verdi et La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils », et qu’on entend non la partition du maître de Busseto mais bien des « Arrangements » signés Florent Hubert et Paul Escobar. Il n’y a pas d’orchestre, mais seulement huit instrumentistes constamment visibles, qui participent à l’action, jouent et chantent même parfois. Il y a dans la distribution plusieurs artistes qui font carrière dans le chant lyrique : Jérome Billy n’a pas l’envergure de Germont (il était encore ténor, aux dernières nouvelles) mais il lui reste ici fort peu à chanter, même dans la grande confrontation avec l’héroïne, au deuxième acte. Florent Baffi a, lui, tout le grave nécessaire au docteur Grenvil, et s’avère excellent comédien. Quant à Elise Chauvin, elle campe une très amusante Flora, rôle qu’elle cumule avec celui d’Annina. Et il y a surtout, dans les rôles principaux, deux artistes dont on commence à ne plus trop savoir s’ils sont acteurs-chanteurs ou chanteurs-acteurs.
Damien Bigourdan est un artiste inclassable : on l’a beaucoup vu récemment dans les opérettes d’Hervé produites par le Palazzetto Bru Zane, Les Chevaliers de la Table Ronde ou Mam’zelle Nitouche, mais aussi dans Les P’tites Michu en tournée, ou en Guillot dans Manon à Bordeaux et à l’Opéra-Comique, autrement dit des rôles où l’on parle autant sinon plus que l’on ne chante, mais il est aussi metteur en scène, pour les Stockhausen montés avec l’ensemble Le Balcon, et il donne une interprétation touchante d’Alfredo.
Judith Chemla, ex-pensionnaire de la Comédie-Française, était jusqu’ici une actrice qui aimait et savait chanter, mais sa Mélisande – pas simplement de Maeterlinck, mais bien de Debussy – en juin prochain à Montpellier laisse entendre qu’elle est soprano au même titre que comédienne. De fait, si Violetta serait sans aucun doute un rôle bien trop lourd dans une production « normale », où il faudrait passer par-dessus un grand orchestre et remplir une grande salle, force est de reconnaître qu’elle possède une véritable voix et qu’elle sait s’en servir. Et sur le plan théâtral, on voit mal qui pourrait aujourd’hui proposer une incarnation aussi accomplie du personnage, d’autant qu’ici les gros plans souvent fatals aux artistes lyriques soulignent au contraire tout l’art de l’actrice. C’est sur ses épaules que repose largement le spectacle, elle qui sait passer en un instant du rire aux larmes, du parlé au chanté, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
Florent Hubert et Judith Chemla ont donc conçu cette Traviata qui n’en est pas tout à fait une avec la complicité de Benjamin Lazar. Nous avons assez dit dans notre compte rendu de la reprise de 2017 tout le bien que l’on pouvait penser de sa mise en scène, où l’on retrouve sa stupéfiante maestria des lumières (tout le début de la fête du premier acte se déroule dans la pénombre), auquel s’adjoint l’art de faire se mélanger chanteurs et instrumentistes. Un spectacle lui aussi hors normes, brillamment restitué par les caméras tournoyantes de Corentin Leconte.