Ne vous laissez pas abuser par la couronne de fleurs qu’arbore la soprano sur la pochette du disque : le programme ne nous emmène pas du tout au Mexique, malgré un vague air de ressemblance avec les coiffures chères à Frida Kahlo, mais plutôt chez Frida Oum Papa, ou presque. Après un disque Mozart et un autre consacré aux avatars de Cléopâtre à l’opéra, c’est à la Heimat Musik que Regula Mühlemann sacrifie cette fois. Très populaire dans son pays natal – de grandes affiches placardées dans Genève annonçaient sa participation au concert du Nouvel An donné le 31 décembre au Grand Théâtre –, la chanteuse a conçu un programme majoritairement suisse, qui lui permet de revenir à ses racines.
Quelques compositeurs non helvétiques découpent ce récital : ainsi Schubert, Liszt et Rossini risquent-ils fort d’être les seuls noms vraiment familiers du mélomane vivant hors de la Confédération, à l’exception peut-être d’Othmar Schoeck, un peu moins méconnu grâce notamment à ses opéras. De Schubert, on entend ici quelques pages extrêmement fréquentées, comme Le Pâtre sur le rocher, mais aussi le plus rare « Auf dem Strom » avec cor obligé. On retrouve également l’une des peu données mélodies italiennes de Schubert, jadis enregistrées par Cecilia Bartoli, entre autres. L’inclusion de ces œuvres est justifiée par Regula Mühlemann au nom de l’atmosphère bucolique qu’elles développent, avec leurs pastoures contemplant une nature majestueuse, tout cela lui rappelant furieusement les célèbres ouvrages de sa compatriote Johanna Spyri et son héroïne Heidi.
Autrement dit, cette invitation au voyage est l’occasion de rencontrer bien des compositeurs ayant exercé leur activité entre le milieu du XIXe siècle et le milieu suivant. Il est frappant de constater à quel point l’Helvétie musicale fut, dans la première partie du XXe siècle, divisée en grandes sphères d’influence en fonction de la langue parlée dans tel ou tel canton. En Suisse alémanique, c’est très clairement le modèle de Richard Strauss qui domine le lied, alors qu’en Suisse romande, c’est la musique de Debussy qui guide les compositeurs pour leurs mélodies en français. Après la période schubertienne bien illustrée par Wilhelm Baumgartner (1820-1867), straussien se révèle Schoeck, avec « In der Fremde » et son accompagnement pianistique ruisselant ; straussien aussi le climat mystérieux créé par Emil Frey dans « Junges Mädchen in den Bergen », où les spirales du piano s’enroulent autour de la voix, et qui donne furieusement envie d’en savoir plus sur ce compositeur. C’est à l’inverse une musique post-debussyste que propose Marguerite Roesgen-Champion ; on sent notamment passer les Chansons de Bilitis dans « La jeune fille parle », sur un poème symboliste de Jean Moréas.
Le programme inclut aussi des mélodies en Schweizerdeutsch, et la soprano chante en duo avec elle-même un air populaire, le Guggisberglied. Le rhéto-roman est défendu par deux adaptations de chant traditionnels, et le disque se conclut sur une virtuose tyrolienne en italien pour Rossini.
Un épisode suisse des Années de pèlerinage de Franz Liszt permet à la pianiste Tatiana Korsunskaya de montrer la sensibilité de son jeu plus encore que sa virtuosité. Regula Mühlemann trouve ici un répertoire parfaitement à la mesure de ses moyens et de son expérience : la fraîcheur de son timbre et la pureté de son émission servent fort bien la mélodie à sujet pastoral, et l’on croit en son innocence lorsqu’elle nous parle du printemps, son grand copain. Surtout, avec ce disque, la soprano révèle enfin toute la mesure de son talent : comme aurait dit Johnna Spyri, Heidi grandit.