S’il fallait ne retenir qu’une ville pour résumer la vie de Peter Schreier, ce serait à coup sûr Dresde, capitale de cette Saxe jadis riche, fière et orgueilleuse avant d’être –sur le tard- rattachée à la Prusse. Peter Schreier naît à quelques kilomètres de Dresde, à Meiβen, en juillet 1935. A Dresde, même pas âgé de 10 ans, il entre au fameux Kreuzchor en juin 1945, les ruines de la ville encore fumantes. Dans cette institution ancestrale (on en trouve la trace dès 1300), intimement liée à l’histoire de la ville et à celle de la musique sacrée de langue allemande, il débute enfant comme alto avant de poursuivre, une fois sa mue achevée, comme ténor jusqu’en 1954, occupant même les fonctions de « préfet du chœur » (Chorpräfekt). A Dresde, toujours, il fait ses débuts sur scène, en 1957, comme Prisonnier dans Fidelio. Après ses adieux définitif à la scène, en 2005, c’est à Lungkwitz, dans la belle campagne des contreforts orientaux des Erzgebirge, à une quinzaine de kilomètres au sud de Dresde, qu’il choisit de se retirer, à quelques centaines de mètres du charmant village de Maxen, où, en 1849, Robert et Clara Schumann trouvèrent refuge. C’est à Dresde, enfin, que Peter Schreier s’est éteint en ce jour de Noël.
1935 – 2019 : entre ces deux dates, une vie d’homme, mais surtout une vie de chanteur, si l’on considère qu’entre ses débuts au Kreuzchor en 1945, et ses adieux en 2005, Peter Schreier a dédié 60 années de son existence à l’exigeante condition d’artiste.
Trois centres de gravité se détachent de ces six décennies d’activité : le lied, la musique sacrée et l’opéra. Ou encore, pour cibler davantage : Schubert, Bach et Mozart. Autour de ces trois pôles s’est épanouie une des plus durablement fécondes carrières musicales de la seconde moitié du XXème siècle.
Commençons par la scène : on a dit les débuts à Dresde en 1957, rapidement suivis du premier triomphe, en Belmonte, qui lui vaut un engagement en 1959. Repéré à l’occasion d’une tournée par l’Opéra d’Etat de Berlin, il en intègre la troupe en 1963. Le succès appelant le succès, Peter Schreier, très vite repéré pour ses incarnations mozartiennes, est réclamé sur les principales scènes lyriques. On est en pleine guerre froide : le régime de la RDA, non sans pragmatisme, lui autorise alors les sorties si impitoyablement refusées au plus grand nombre, considérant que par sa notoriété grandissante, Peter Schreier peut servir au rayonnement du régime. C’est alors que s’ouvrent à lui les portes des théâtres d’Allemagne de l’ouest (Hambourg, Munich), mais aussi les institutions les plus prestigieuses du monde libre : il fait ainsi ses débuts à Vienne en 1967, au Met de New-York en 1968 (en Tamino), à la Scala de Milan en 1969 (en Idamante).
Au festival de Salzburg, il reste fidèle sans interruption plus de trois décennies, de 1967 à 1998, d’abord comme chanteur, puis comme chef d’orchestre. Là aussi, ce sont d’abord ses incarnations mozartiennes (Tamino, Ferrando, Idamante, Ottavio, Belmonte) qui sont réclamées. C’est en Tamino, qu’en 2000 il choisit, au Staatsoper de Berlin, de faire ses adieux à la scène lyrique. On se souvient l’avoir entendu, dans ce rôle sur cette même scène, l’année d’avant : un exemple de tenue et de probité qu’altérait à peine le poids des ans.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : Vienne, Salzbourg, New York, c’était l’exception, rares oasis un tant soit peu mondaines et glamour dans une activité que les circonstances de l’époque cantonnaient de l’autre côté du rideau de fer. Le quotidien lyrique de Peter Schreier, Dresde mis à part, c’était bien davantage Leipzig, Berlin-Est, Budapest, Varsovie, Bucarest, Moscou ou Leningrad. Pour les mêmes raisons, c’est principalement à des labels d’Europe de l’Est (Eterna et Eurodisc, en particulier) que Peter Schreier put confier ses interprétations lyriques, en n’étant pas toujours entouré comme il aurait du l’être, il faut bien l’admettre. Font heureusement exception son Max gravé à Dresde pour DGG sous la baguette de Carlos Kleiber, dans ce qui constitue un des enregistrements de référence du Freischütz, son Titus, son Ferrando, son Ottavio et son Idamante gravés toujours chez DGG pour Karl Böhm, ou encore son Tamino enregistré à Munich pour EMI avec Wolfgang Sawallisch.
A côté de l’opéra, le répertoire sacré a conféré à Peter Schreier visibilité et notoriété. Pour des générations, Peter Schreier aura été l’Evangéliste des Passions de Bach et de son Oratorio de Noël, celui qui par son récit, et le sens qu’il sait donner aux mots, avec des ressources strictement vocales, doit faire avancer et vivre le récit. Sa voix l’orientait vers ce répertoire autant que la fidélité à l’enseignement reçu au Kreuzchor de Dresde, reflet intime d’une culture (on ose écrire : d’un terroir) : celle de l’Allemagne protestante. Sa voix, justement : elle était celle d’un ténor lyrique, ni trop lourde, ni trop légère, idéalement fluide. Elle reposait sur une technique des plus solides, apprise aux meilleures sources, mais mieux encore : sur une capacité à projeter le mot, à édifier l’auditoire. La langue allemande utilise le verbe « vorsingen »pour décrire cette capacité à « chanter pour, en direction de l’autre », par opposition au « singen », plus abstrait et possiblement plus égoïste. Cette voix de ténor n’était probablement pas la plus intrinsèquement belle de sa génération : pour le soleil, il y avait Wunderlich, pour la vaillance, il y avait Kollo, pour ne citer que deux contemporains. Mais qui autant que Peter Schreier, réunissait à ce point la probité, la versatilité, l’intériorité ? Comme chef, Schreier sut poursuivre ce service du répertoire sacré qu’il avait si magnifiquement accompli (et pour les plus grands) en tant que chanteur : on aurait grand tort de mépriser ses enregistrements des Passions ou de l’Oratorio de Noël de Bach, gravées pour Philips dans les années 90. On y trouve à la fois l’héritage de la tradition, dans ce qu’elle a de plus sain et nécessaire, mais aussi une synthèse avec les avancées du mouvement baroqueux, débarrassé toutefois de ses excès : pour tout dire, il y a dans ces témoignages une sorte d’équilibre miraculeux pour qui veut bien considérer que l’interprétation de Bach n’est pas née dans les années 60 à Vienne autour de Nikolaus Harnoncourt.
De telles qualités d’âme et de voix prédisposaient naturellement Peter Schreier au répertoire du Lied : il y fit merveille, comme souvent les Evangélistes. L’art de la projection, la science du mot, l’intelligibilité y sont plus que partout ailleurs nécessaires. En Schubert d’abord, mais aussi Schumann (qu’il chérissait tout particulièrement), sans oublier Brahms, Mahler, Mozart ou Dvorak, Peter Schreier rendit justice à ce répertoire si exigeant car quintessencié, flanqué des plus grands accompagnateurs (Graham Johnson, Andras Schiff…). Il faut, au moins une fois dans sa vie, avoir entendu Le Voyage d’Hiver d’une infinie désolation gravé pour Philips par Peter Schreier, magistralement accompagné par Sviatoslav Richter : un enregistrement qui, certes, n’épuise pas les mystères de ce cycle (lequel le pourrait ?), mais dont assurément on ne sort pas indemne.
Cette évocation, trop rapide, du parcours de Peter Schreier ne rend qu’imparfaitement compte de la grande variété de son répertoire : il y eut Mozart, bien sûr, mais il y eut aussi Wagner (un unique Pilote dans Tristan et Isolde à Bayreuth en 1966, mais aussi Loge et David pour Karajan, et plus tard Mime dans le Rheingold de studio de Christoph von Dohnányi) ; il y eut également le répertoire plus contemporain (Franck Martin, Carl Orff, Paul Dessau, Benjamin Britten, Kurt Weill…) auquel Peter Schreier ne cessa de consacrer de son temps, tout au long de sa carrière. Il y eut aussi –facette moins connue- le répertoire léger, qu’il ne dédaignait pas. Qu’on aille jeter une oreille à ses enregistrements d’airs d’opérette des années 1970 : on y surprendra notre Evangéliste se complaire avec un audible plaisir dans un répertoire bien éloigné des canons de la foi protestante… Mais enregistré à ces dates-là dans ce pays-là, ce répertoire ne pouvait qu’être marginal.
Que retiendra-ton de la longue carrière de Peter Schreier ? Qu’il sut comme peu d’autres honorer et rendre justice à un répertoire – le lied, la musique sacrée – exigeant car peu spectaculaire, et aussi indissolublement rattaché à une même aire culturelle. Qu’il sut, pour cela, transcender à force d’humilité et de probité, les limites qui lui avaient été fixées par la Nature. On retiendra aussi sa constante fidélité à ce territoire qui l’avait vu naître : vingt fois il aurait pu, du temps de la Guerre froide, s’en échapper pour s’installer à l’Ouest. Il ne le fit jamais. Après la chute du Mur, il y resta installé, loyal jusqu’au bout, refusant de céder à des sirènes qui ne lui correspondaient en rien. Cela, sans doute, explique l’émotion, très forte Outre-Rhin, à l’annonce de sa disparition : pendant les décennies sombres du rideau de fer, Peter Schreier, était, pour nombre d’Allemands de l’est, à travers ses disques* ou ses nombreuses apparitions télévisées, une des rares occasions de s’évader d’un quotidien gris et oppressant. Avec Peter Schreier, on ne pleure pas seulement un des plus grands Evangélistes du siècle dernier, digne continuateur de Karl Erb, qui sut si bien nous faire communier en Bach. On ne salue pas uniquement un des plus remarquables Liedersänger de son temps, de ceux qui savent emmener leur public là où l’oxygène se fait rare, loin de toute facilité. Bien plus que cela : on s’incline avec respect devant l’humilité et la probité d’un artiste resté attaché toute sa vie, par l’histoire et la géographie, à des valeurs simples, aux antipodes du star system et de sa superficialité corruptrice.
* Qui sait, par exemple, qu’avec son album Peter Schreier singt Weihnachtslieder, Peter Schreier détient le record de vente d’un 33 tours en RDA ??