Après tout, la mise en scène est une pratique artistique comme les autres, qui a un passé et qui ne devrait pas rougir d’avoir une mémoire. Lorsqu’un Pierre Lacotte reconstitue les chorégraphies des grands ballets romantiques, personne ne dénonce un passéisme scandaleux. Evidemment, la chorégraphie est un élément plus étroitement constitutif d’un ballet que la mise en scène ne l’est pour un opéra, mais une grande production d’autrefois est-elle forcément caduque ? L’Opéra de Paris n’a toujours pas réussi à remplacer dignement la production de Faust réalisée en 1975 par Jorge Lavelli, et on peut se demander quand et comment il tentera de trouver de quoi réellement succéder aux Noces de Figaro de 1973.
De Giorgio Strehler également, la mise en scène de L’Enlèvement au sérail créée au festival de Salzbourg en 1965 bat le record de longévité de ses Noces, puisqu’elles furent régulièrement données pendant une bonne dizaine d’années, avant d’être récemment remontées pour se promener en Espagne et en Italie. C’est à l’occasion de son passage par la Scala que le spectacle a été filmé, en 2017, la captation étant maintenant commercialisée par CMajor. Il s’agissait en l’occurrence de célébrer un double anniversaire : celui de la mort de Giorgio Strehler, survenue en 1997, mais aussi celle du responsable de l’identité visuelle de cette production, Luciano Damiani, décédé en 2007.
C’est là qu’il peut être bon de mettre les points sur quelques i. Vu en 2019, ce spectacle peut évidemment ravir les nostalgiques. Mais premièrement, les décors et les costumes sont à cent lieues de l’esthétique « Au théâtre ce soir » que certains voudraient voir revenir et qui prévalait souvent, surtout dès qu’un prétexte exotique le permettait. On oublie un peu vite qu’en 1973, les spectateurs furent frappés par la pauvreté de certains costumes des Noces et par leur gamme de couleurs limitée. Luciano Damiani est indissociablement lié à de magnifiques productions de Strehler pour le théâtre, notamment ses Goldoni, et il se moque éperdument de trompe-l’œil ou de réalisme. Et si Strehler était un génie, c’est bien parce qu’il sut élever la représentation d’opéra très au-dessus d’un certain style de jeu digne d’une pièce de boulevard. Cet Enlèvement brille en particulier par ses éclairages raffinés qui n’ont rien d’illusionniste, avec le fameux procédé consistant pour chaque aria (« Martern aller Arten » étant l’exception) à faire s’avancer les chanteurs vers l’avant-scène non éclairée pour créer des effets de silhouette. Le travail sur les postures, sur les gestes, sur les démarches, est en tous points remarquable.
Milan avait aussi réussi à inviter le même chef sous la baguette duquel le spectacle avait été créé en 1965 : Zubin Mehta, dont on a un peu perdu de vue qu’il fut jadis un mozartien. Ce qui frappe surtout, c’est que sa direction évite toute précipitation, toute fébrilité, pour conserver constamment une clarté, une netteté lumineuse. Elle n’est jamais lente au sens où elle ne serait pas assez rapide ; les tempos sont justes, simplement une autre génération nous a habitués à un affairement parfois brouillon, qui rend cette modération presque étonnante pour nos oreilles.
Quant aux solistes, comme personne n’a encore trouvé moyen de ressusciter les artistes défunts, on évitera de regretter l’absence de chers disparus et on cherchera plutôt à trouver son bonheur là où il faut bien qu’il soit. Premier motif de satisfaction : les deux dames ont des voix bien distinctes, alors que l’on nous sert parfois deux soubrettes à peine différenciées. Sabine Devieilhe est parfaite en Blondchen, rôle dont elle possède amplement les moyens, du grave jusqu’au suraigu. Lenneke Ruiten, dont les incarnations mozartiennes commencent à être connues, possède à la fois l’indispensable virtuosité et un timbre un rien plus corsé. Le travail scénique achève d’opposer la servante et la maîtresse jusque dans leur attitude physique. Du côté des messieurs, Mauro Peter fait bien meilleure impression en Belmonte qu’en Tamino à Salzbourg, avec une élégance de ligne fort appréciable. Rien à redire au Pedrillo de Maximilian Schmitt, d’un format vocal un peu plus large que ce n’est parfois le cas. Sarastro dans la dernière reprise de La Flûte enchantée à Bastille, Tobias Kehrer était déjà Osmin à Glyndebourne en 2015 : aux grandes qualités que présente déjà cette jeune basse allemande, le temps ajoutera sans doute une rondeur supplémentaire. L’acteur autrichien Cornelius Obonya est un Selim traditionnel (il l’avait été pour René Jacobs en 2014), et l’on se souviendra peut-être qu’il fut Monsieur Jourdain dans la version originale d’Ariane à Naxos montée à Salzbourg en 2012.