Aporie, du grec ἀπορία, absence de passage, difficulté, embarras, n.f : contradiction insoluble dans un raisonnement logique, difficulté à résoudre un problème. Même si la musique contemporaine nous a habitués aux titres abscons ou rebutants, la proposition de s’engager dans une impasse n’est pas forcément de celles qui nous font sauter de joie. A moins que…
Une fois la galette placée dans l’appareil, l’écoute des premières plages prolonge l’interrogation. Avec ces mélodies résolument « traditionnelles » dans leur harmonie, Patrick Loiseleur revendique-t-il son rejet de l’aporie que serait la voie dans laquelle la musique s’est engagée avec la seconde école de Vienne ? La modernité comme impasse, voilà ce que refuserait ce compositeur né en 1975 ? La mise en musique de poèmes de la Renaissance imposerait-elle un mode de composition « à l’ancienne » ? Peut-être, et on croit d’abord avoir affaire à un disque où les pages se succèderont, semblables les unes aux autres, mais pas longtemps, car les signes contradictoires se multiplient bientôt. Avec le passage à des textes du XXe siècle, tout change peu à peu : pour Apollinaire (le cycle A la santé, sur des poèmes écrits durant sa captivité d’une semaine en septembre 1911, soupçonné de recel dans l’affaire des statues phéniciennes dérobées au Louvre), pour Anna de Noailles ou pour Marguerite Yourcenar (deux poèmes de 1930), Patrick Loiseleur se fait plus audacieux. Et le compositeur n’hésite plus à malmener la ligne de chant, à brutaliser le clavier du piano, pour un résultat tout à fait moderniste, notamment lorsqu’il traite aussi ses propres textes : haïku comme Neige sur Liège, ou poèmes – là encore – « traditionnels » dans leur respect de la scansion et de la rime comme Aporie qui donne son titre au disque (l’impasse semble alors être celle de l’amant qui « ne sait plus que dire » face à la violence verbale de l’être aimé) et qui se termine en franche rigolade sur une série « Tagada tsoin tsoin » et un braillement. Moins sérieuse encore, la « Berceuse sur une gamme fantaisiste »…
Autrement dit, si problème insoluble il y a, cela ne s’entend pas, puisque Patrick Loiseleur semble prendre son bien où il le trouve et composer comme il lui plaît, selon l’humeur du texte qu’il met en musique. Parfois même, ce qui commence sagement, presque en pastiche de comédie musicale, comme le duo « J’ai tant rêvé par vous », se déroule de manière tout à fait différente, avec piano martelé, phrases répétées en diction syllabique, pour revenir au mélodisme du départ. Après tout, pourquoi faudrait-il choisir une voie à l’exclusion d’une autre ? Les peintures signées CYB qui ornent le boîtier et le livret d’accompagnement relèvent, elles d’une abstraction colorée où il n’est pas interdit de reconnaître des formes renvoyant au réel.
Par une amusante coïncidence, alors qu’il n’existe aucun lien de parenté entre le compositeur et l’interprète, ces mélodies sont chantées par Jacques L’Oiseleur des Longchamps, bien connu des mélomanes parisiens amateurs de raretés lyriques, puisqu’il a permis d’entendre, à la tête de sa Compagnie de l’Oiseleur, des titres comme Paul et Virginie de Victor Massé, La Belle au bois dormant de Guy de Lioncourt ou L’Amour africain d’Emile Paladilhe. L’Oiseleur est aussi un inlassable défricheur dans le domaine de la mélodie, sur les thèmes les plus variés. Et il a été associé à la création contemporaine, à l’époque où il était l’un des interprètes privilégiés des œuvres d’Olivier Greif. Totalement investi, le baryton sait servir les textes avec vigueur et subtilité, même lorsqu’il sort de sa zone de confort, n’hésitant pas employer dans l’aigu le falsetto ou le détimbrage. Pour trois plages, il est rejoint par la soprano Sabine Revault d’Allonnes, avec laquelle il forme un duo ardent (les sonnets « Baise-m’encor » de Louise Labé et « Jouissance » de Marie-Hortense de Villedieu sont on ne peut plus explicite, et leur mise en musique est tout aussi torride). Entendue dans plusieurs concerts de la Compagnie de l’Oiseleur, Mary Olivon révèle ses affinités avec la musique de notre temps, sa présence au piano étant ici un élément essentiel qui va bien au-delà du simple accompagnement.