Il y a des artistes qui ont tout pour inspirer l’envie de ceux à qui la fortune ne sourit pas autant. Qu’il existe des gens jeunes, beaux et talentueux, c’est insupportable, non ? Et que ces gens doués le soient autant dans tant de domaines, c’est le bouquet !
En quelques semaines, Adèle Charvet a démontré qu’elle avait sinon tous les dons, du moins une palette de qualités si variées que cela donne le tournis. A la Côte Saint-André puis à Versailles, elle fut un délicieux Ascanio dans Benvenuto Cellini. Le 1er octobre, simple spectatrice à la Maison de la Radio, elle s’est improvisée soliste dans Le Messie pour remplacer le contre-ténor David DQ Lee. Elle vient de camper une superbe héroïne dans Cadmus et Hermione de Lully. Et elle sera bientôt une Fille-Fleur dans le nouveau Parsifal toulousain, puis Stephano de Roméo et Juliette à Bordeaux. A chaque fois, la mezzo-soprano met le public et la critique dans sa poche. Mais comme si cela ne suffisait pas encore, voici que sort son premier disque, où elle chante l’anglais comme sa langue maternelle !
Evidemment, avoir grandi à New York peut aider à maîtriser la langue de Shakespeare. Condition nécessaire, la familiarité avec l’idiome ne suffirait pas si ne s’y ajoutait une maîtrise du style, ou plutôt des styles, car le programme oblige l’artiste à en parcourir plusieurs. On balaye ici un large spectre allant de la mélodie dans son sens le plus traditionnel à des chansons de cabaret, en passant par des morceaux où le jazz n’est pas si loin, de l’arrangement de folk songs aux œuvres de compositeurs vivants. Et l’on ne cesse de faire des allers et retours à travers l’Atlantique, puisque sont convoqués aussi bien les Britanniques Britten, Vaughan Williams et Roger Quilter que les Etasuniens Barber, Copland et Charles Ives, pour ne citer que quelques noms. Les poètes convoqués ne sont pas n’importe qui non plus : Dante Gabriel Rossetti, Emily Dickinson, Thomas Hardy, W.B. Yeats, James Joyce, W.H. Auden…
Susan Manoff, que l’on connaît surtout en France comme la partenaire de belles interprètes de la mélodie française (Véronique Gens, Sandrine Piau, Patricia Petibon…) mais qui se fait et nous fait le plaisir d’aborder ses compatriotes, avec la même intelligence qu’elle joue les partitions de Chausson, de Poulenc ou de Reynaldo Hahn. Ainsi soutenue, Adèle Charvet déploie un timbre chaud où l’émotion sait rester pudique, mais où l’humour n’hésite pas à se manifester quand le texte l’appelle.
On signalera notamment une superbe interprétation de deux des Cabaret Songs de Britten (on aurait beaucoup aimé l’entendre dans l’excellent « Tell me the Truth about Love » du même recueil), ou le charme pétillant avec lequel est chanté « Amor » de William Bolcom, entendu notamment sur le disque d’extraits de comédies musicales qu’a enregistré Joyce DiDonato.
Ce CD est aussi l’occasion de (re)découvrir des compositeurs méconnus en France : le raffinement straussien de Vaughan Williams dans « Silent Noon », la subtilité des mélodies de Samuel Barber, ou la qualité d’écriture dont est capable Jake Heggie. Pure coïncidence, le programme se conclut sur « At the River », harmonisation signée Aaron Copland, qui figurait aussi sur le récent disque Twilight People d’Andreas Scholl, et dont l’interprétation par Adèle Charvet produit un effet tout autre.
NB : Adèle Charvet et Susan Manoff donneront un programme semblable, sinon identifique, le 9 décembre au Théâtre des Bouffes du Nord.