A l’été 2017, Jorge Chaminé attirait l’attention sur la demeure occupée par Bizet durant les derniers mois de sa courte vie, à Bougival. Le baryton espagnol souhaitait pouvoir racheter cette maison pour l’intégrer à un très ambitieux projet de Centre Européen de Musique, incluant également la maison de Pauline Viardot, située de l’autre côté de la route et qu’il y avait urgence à restaurer. Deux ans après, la maison de Bizet a été acquise par le département des Yvelines, la restauration du pavillon Viardot doit s’achever en 2021, mais qu’en est-il du CEM ? Forum Opéra a été contacté par le conservateur du musée Tourgueniev, à deux pas de la maison de Pauline Viardot ; Alexandre Zviguilsky a sur la question une opinion très claire, c’est pourquoi nous lui laisserons ici la parole.
« Je suis un des fondateurs de l’Association des Amis d’Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot et Maria Malibran, et le conservateur du musée Européen Ivan Tourgueniev de Bougival, créé en 1983. C’est sur le territoire du domaine des « Frênes » que vécut et mourut l’illustre écrivain russo-européen. Il hébergea dans la maison principale de sa propriété, une villa Directoire, la femme qu’il aima pendant 40 ans, la cantatrice d’opéra Pauline Viardot (1821-1910). Bien que la Villa appartienne à la municipalité de La Celle Saint-Cloud et qu’elle soit inscrite à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques, elle s’est considérablement dégradée, faute d’entretien depuis 1978. L’an dernier, elle a été choisie avec 17 autres monuments, sur le conseil de Stéphane Bern, pour bénéficier d’une restauration via le loto du Patrimoine.
Le 15 septembre 2018, le Président de la République a assisté à la cérémonie d’ouverture du chantier de restauration, sous la houlette du maire de Bougival, tout fraîchement devenu emphytéote du domaine. Quelle n’a pas été ma surprise en entendant pendant plus d’une heure le discours d’un certain baryton sur Georges Bizet alors que, décédé le 2 juin 1875, le compositeur n’a pas pu y rencontrer Pauline Viardot qui n’avait pas encore emménagé dans sa villa ! Ce faux historique a choqué certains journalistes dans l’assistance, ainsi que le conseiller culturel de l’Ambassade de Russie. Le but de cette mystification était évidemment de favoriser le projet de Centre Européen de Musique, présenté comme un « lieu de vie dans la ville, proposant une offre artistique et académique riche grâce à son académie de musique, son auditorium Georges Bizet, son espace thérapeutique et sportif, son laboratoire de recherche et sa résidence intergénérationnelle ».
Peut-on accorder le moindre crédit à de telles allégations ? La mairie de Bougival avait confié en 2017 à un cabinet d’expertise une étude de faisabilité pour le CEM. Celle-ci faisait état d’un devis jugé pour le moins surdimensionné (200 millions d’euros !) et invitait très logiquement au rejet du projet. Toutefois, le maire persiste et signe, affirmant que le montant final des investissements se limiterait à 12 millions d’euros ! Comment une commune de 9000 habitants pourrait-elle supporter de telles dépenses touchant tant de secteurs d’activité? D’où viendront les financements et les subventions ? Qui peut croire que la petite ville de Bougival va devenir le poumon musical de l’Europe ? Précisons qu’à ce jour ladite association porteuse du projet CEM n’a jamais été en mesure de produire la moindre projection en matière de fonctionnement ni même de schéma précis d’organisation interne. Outre qu’elle est onéreuse pour la collectivité à l’occasion de sa création, cette structure serait-elle viable dans le temps ? Rien n’est moins certain.
La maison de Georges Bizet a été achetée l’an dernier par le Conseil départemental pour près d’un million d’euros. Il a été découvert par la suite que les travaux à effectuer seront très coûteux, le bâtiment étant situé à une dizaine de mètres de la Seine, sans parler des problèmes techniques en termes de mise aux normes, de couverture et d’accessibilité.
En outre, parmi le peu d’objets qui s’y trouvent, seuls quelques partitions et livres sans grande valeur ont effectivement appartenu à Bizet, rien qui ne suffise à la constitution d’une muséographie. L’expertise demandée par le département a conclu, à l’appui des registres de fabrique et de vente de chez Pleyel, que le piano traditionnellement désigné comme celui de Bizet ne pouvait lui avoir appartenu, pour des raisons évidentes de chronologie et de lieu de vente. Faisant fi de ces irréfutables conclusions, le CEM, épaulé par les Amis de Bizet, persiste à véhiculer l’identification mensongère de ce piano.
Le terrain où doit être bâti le CEM se situe dans une résidence privée, mais la ville envisage de créer également une nouvelle entrée par l’adjonction d’une cinquième voie sur la route départementale. Du reste, la résidence privée n’a jamais donné d’autorisation pour l’exécution de semblables projets et il n’a jamais été question d’une quelconque préemption. Le CEM n’est pour l’instant qu’une dénomination dans le vide, sans structuration ni projection ni financements valides, sans doute instrumentalisée par la politique locale.
Face à ces ambitions démesurées, j’ai conçu avec l’association Massenet internationale un projet à peu de frais, de l’ordre d’une cinquantaine de milliers d’euros, soumis sans résultat au maire de Bougival. Le piano ayant appartenu à Tourgueniev serait installé au rez-de-chaussée de la villa Viardot, ainsi qu’une mini-scène permettant de présenter des opéras des compositeurs français ayant rendu visite à Pauline Viardot (Saint-Saëns, Massenet, Gounod, Fauré, Lalo). Mme Viardot donnait dans le parc des représentations de ses opérettes, sur des livrets de Tourguéniev. Le théâtre en plein air, notamment les ballets, ont fait l’objet, il y a plusieurs années, de propositions du Théâtre Mariinsky , repoussées alors par le propriétaire du domaine, le maire de La Celle Saint-Cloud. Le premier étage pourrait accueillir la bibliothèque musicale de Louis Viardot, aujourd’hui conservée dans le chalet-musée. Le décor initial de la villa pourrait également être restitué tel qu’il était avant restauration, sur la base d’information figurant dans Terres vierges, le dernier roman de Tourgueniev.
Je souligne que l’an dernier l’auteur de l’étude de faisabilité, M. Serge Louveau, avait préféré ce projet Zviguilsky au projet Chaminé, en raison de sa faisabilité. Le devis, très modeste, pour le rayonnement de la musique aux côtés de la littérature, aurait dû être accepté sans réserve par la Mairie, dès lors que ses artisans totalement désintéressés sont des spécialistes amoureux de leur art et soucieux du bien public. C’était sans compter sur un silence persistant des édiles locaux qui semblent préférer d’improbables chimères au demeurant susceptibles, du moins l’espèrent-ils, de séduire leur électorat dans les mois à venir… »