La célèbre chanson à 4 parties avait déjà servi de titre à l’album que Dominique Visse et son ensemble Clément Janequin consacraient au répertoire profane du compositeur, en 1988. Josquin des Prés, la plus grande figure musicale de son temps, surnommé le Prince des musiciens, nous vaut le premier sourire de la Renaissance. Ses messes, motets, chansons et frottoles envahirent durablement tout le continent, et il n’est pas de musicien qui, ensuite, ne s’en prétendit l’héritier, ou qui n’ait été influencé par son savoir. L’enregistrement surprend, qui rompt avec l’abondante et riche polyphonie, le plus souvent austère, désincarnée, pour en réduire la matière à une voix et un luth. Ce que nous perdons en complexité et en densité, nous le gagnons en lyrisme et intimité. Le choix de confier à la voix une des parties et de réduire les autres au luth est conforme à une pratique courante en son temps. L’ornementation, virtuose et subtile, confiée au chant n’interdit pas l’identification de la pièce, évidemment. Mais, légitimé par tel ou tel, objet de savantes controverses (ainsi, d’après Johannes Manlius, le compositeur ne tolérait pas d’ornements ajoutés par les chanteurs) le procédé contredit la clarté, la simplicité limpide de la phrase josquinienne, voulue comme telle, pour de riches guirlandes, souples, subtiles et expressives. Nous ne trancherons pas.
Le CD associe un Ave Maria à 13 chansons, certaines magistralement transcrites pour le luth, le tout agrémenté de préambules, libres improvisations tout droit sorties de chez le maître. Malgré l’économie de moyens, jamais l’ennui ne gagne, tant les alternances, la variété des pièces en renouvellent l’intérêt. Si le choix est large, on regrette seulement que nos interprètes n’aient retenu aucune autre frottole qu’ In te domine speravi (El grillo, Scaramella ou une pièce moins célèbre) pour couvrir l’ensemble du répertoire profane de Josquin. La tonalité générale aurait connu davantage de variété, de jovialité, de verve aussi.
S’il est courant d’écouter son oeuvre servie par des chœurs et des ensembles à l’instrumentarium plus ou moins coloré, ici, loin des hiératismes angéliques ou éplorés, on entre dans l’intimité du maître. Non seulement les messes, mais surtout les chansons furent transcrites par les luthistes et envahirent l’Europe. La fraîcheur, la mélancolie, la plainte, la vigueur, la poésie, la légèreté comme le raffinement participent à une large palette expressive. Le luth est admirable. Le jeu de Bor Zuljan, naturel et orné, donne une vie singulière à ces pièces. A signaler le recours à deux instruments, aisément discernables, dont un luth « à harpions », décrit par Capirola, dont on découvre l’existence à cette occasion : les frettes sont doubles ou triples pour presque toucher la corde, produisant un bourdonnement inaccoutumé. A-t-on jamais été aussi proche, intime, de Josquin, comme si l’encre était encore fraîche ? Le chant de Romain Bockler a toutes les qualités attendues dans ce répertoire : expression, phrasé, souplesse, intelligibilité, avec un timbre séduisant, rond, moiré. Son art de l’ornementation, les diminutions sont un constant régal. Chaque pièce appellerait un commentaire. Disons simplement qu’on redécouvre avec bonheur, sous un jour totalement renouvelé les pièces les plus connues de Josquin. Ainsi Mille regretz, parfois attribué à J. Lemaire, dont le chant conserve le superius, le luth réalisant avec une grande liberté la trame des autres parties. Suit sa transcription par Luis de Narvaez (La Cancion del Emperador), non moins émouvante. Regretz sans fin passe des 6 voix à une proposition rappelant les productions de la Cour de Bourgogne. Relève aussi de ce style, Fortuna desperata, si souvent illustré en ce temps, qui nous est donné dans sa version première, attribuée à Busnois. Au cœur de l’enregistrement, Adieu mes amours est exemplaire du travail de relecture effectué, suivi de la Bernardina, au luth seul, nous émeut et nous réjouit. En (ou à) l’ombre d’un buissonnet, qui nous narre l’histoire des amours d’un Robin, se vit ensuite gentiment parodié avec le texte « il fait bon fermer son huis », ce qui n’empêcha ni Brumel, ni Elzéar Genêt d’en faire chacun une messe… Hans Gerle, Marco Dall’ Aquila sont appelés en renfort, pour le bonheur du luthiste et le nôtre. Retenons le célèbre Nymphes de bois, déploration de Jean Ockeghem, imité d’Obrecht (Mille quingentis) sur lequel se ferme le programme : malgré la réduction des cinq parties originales, l’émotion est intacte. Un disque dont tout amateur de musique ancienne fera son miel.
Le livret, toujours riche des textes, bien documenté est réalisé avec les qualités que l’on connaît aux productions du label.