Si vous ne pouvez pas aller à Aix-en-Provence pour découvrir la première édition du festival programmée par Pierre Audi, consolez-vous, car le label Alpha a pensé à vous, en publiant en DVD une captation de la production de Jakob Lenz de Wolfgang Rihm qui doit y être reprise ce mois de juillet. La mise en scène créée à Stuttgart en 2014, a déjà été donnée à Bruxelles en 2015, puis à Berlin en 2017, avant d’arriver à Aix en 2019. C’est en Belgique qu’elle a été filmée, et le moment est bien choisi pour commercialiser ce DVD : les heureux festivaliers pourront s’y préparer au spectacle qui les attend, et les autres pourront se familiariser avec une œuvre qui a marqué l’histoire de l’opéra au cours des cinquante dernières années.
Créé à Hambourgen 1979, deuxième opéra de chambre d’un compositeur âgé de moins de 30 ans, Jakob Lenz fut présenté à Paris dès 1981 dans une production venue du Musiktheater de Gelsenkirchen, mais a dû attendre une quinzaine d’années pour être monté par des théâtres français : Strasbourg en 1993, Lyon en 1997, et tout récemment à Paris, par l’ensemble Le Balcon. L’œuvre est brève – une heure dix, à peine – elle ne fait intervenir que trois personnages masculins et un chœur de six « voix ». Bien que le plus souvent tonale, la partition ne ménage pas l’auditeur, car le sujet principal est la démence qui s’empare de plus en plus du cerveau du rôle-titre.
Le livret signé Michael Fröhling d’après Büchner prévoit treize tableaux situés dans des lieux différents, souvent en pleine nature, parmi les montagnes, mais comme le texte nous fait partager les hallucinations et les obsessions de Lenz, les metteurs en scène ne se sont jamais privés de prendre des libertés avec les didascalies, et de transposer l’intrigue loin de l’époque historique dans laquelle elle se situe. Andrea Breth ne fait pas exception, et place la quasi-totalité de l’action dans un espace clos, aux teintes oscillant entre le bleu-vert et le gris, éclairé par de froids néons, mais où ruisselle sur le sol cette eau qui attire constamment le personnage principal. Ce lieu peu attrayant et pas très bien entretenu semble être un asile psychiatrique ; le pasteur Oberlin, qui recueille Lenz, devient le directeur de l’institution, et le philanthrope Kaufmann est un méchant médecin en blouse blanche. Le décor se transforme néanmoins à chaque tableau, certaines scènes s’éloignant de l’hospice pour nous emmener dans quelque lieu mental. Austère, le spectacle a ses fulgurances, ses instants de beauté terrifiante, et aussi ses moments éprouvants, quand la folie du héros est montrée avec un réalisme cru.
Franck Ollu dirige avec une sérénité imperturbable l’orchestre symphonique de La Monnaie, sans jamais forcer le trait : Wolfgang Rihm a traduit de façon assez claire la perturbation de son personnage, il serait inutile d’en rajouter en ce sens. Les six « voix » sont irréprochables dans leurs interventions, tantôt franchement chorales, tantôt mettant en relief l’une ou l’autre des six.
Dans la musique contemporaine, le vieillissement de la voix de John Graham-Hall s’avère beaucoup moins gênant que dans des partitions antérieures, et le théâtre prend le dessus sans que l’on s’inquiète du vibrato du ténor britannique. Henry Waddington possède un riche timbre de basse ; dommage que la production prive le personnage de toute la bonté qu’il est censé manifester, mais chapeau à l’acteur qui n’a pas peur du ridicule (on pense à une scène « onirique » où le pasteur Oberlin apparaît sous un jour un peu particulier). Enfin, la prestation de Georg Nigl est une performance d’anthologie : non seulement le chanteur balaye une tessiture très large, avec notamment un falsetto puissant et comme naturel, mais l’acteur lui aussi laisse pantois, tant il se montre prêt à aller jusqu’au bout d’une incarnation assez renversante d’intensité.