Dans un avenir que désormais nous supposons pas trop lointain, le successeur de Stéphane Lissner sera nommé (le masculin s’impose ici depuis que la seule candidate en lice a finalement décidé d’aller diriger l’Opéra de Seattle). Depuis plusieurs mois, la guerre des noms a fait rage. Les pédigrees ont volé en formation serrée sous les ors des palais de la République. Les curriculum vitae ont été scrutés par tous les observateurs du lyrique, devenus autant de bookmakers sans le savoir. Les dates de naissance ont été comptées au jour près, les grades soupesés avec une attention vétilleuse. Un jour, il n’y avait pas de successeur possible à l’indispensable Lissner ; le lendemain, il y en avait trop. Des tirs de barrage ont visé tel ou tel candidat putatif, des soutiens se sont bruyamment manifestés pour rappeler à la mémoire des décisionnaires la dignité particulière de tel ou tel autre, les modernes ont conspué les anciens et vice-versa. Ou comment d’une procédure de nomination faire une foire aux bestiaux.
Ce fut sagesse que mettre un terme à ces empoignades pour demander aux candidats non pas seulement qui ils étaient mais surtout ce qu’ils comptaient faire. Dans les fuites plus ou moins orchestrées qui ont émaillé cette procédure, il est remarquable que rien n’ait perlé des projets ainsi présentés. Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit. Car s’il est un point dont tout le monde convient, c’est que l’Opéra de Paris tel qu’il est aujourd’hui est simplement en bout de course. Son modèle économique est toujours plus tendu, sa gouvernance toujours plus fragile, ses troupes, pourtant si vaillantes, toujours plus fatiguées par les cadences infernales, sa mission sociale toujours plus floue, ses objectifs artistiques toujours plus incertains, etc.
Tout l’enjeu de la nomination du futur directeur est là : rendre à l’Opéra de Paris non pas seulement un prestige et un rayonnement – que d’une certaine manière il possède statutairement – mais une autorité – que pour le coup il a perdue au profit d’autres maisons. Et cette autorité ne se confond pas, ne se confond plus, avec l’autorité d’un directeur, qu’il retirerait lui-même de sa surface médiatique et d’une programmation destinée à l’entretenir. Qu’est-ce qui fait qu’une maison d’opéra aujourd’hui compte ? C’est qu’elle n’existe pas seule mais est le point de passage obligé de ce qui fait vivre la culture. C’est-à-dire qu’elle s’inscrit non pas au carrefour ni à la convergence de tout, comme une sorte d’institution sommitale, mais s’inscrit dans les milles réseaux et détours de la vie culturelle comme moteur et acteur de l’art d’aujourd’hui.
Autrement dit, l’autorité provient de la capacité à servir, c’est-à-dire à s’effacer.
L’autorité va de pair, de nos jours, avec l’humilité. Elle s’abîme dans la tentation de la démesure et de l’ego-trip qui depuis trop longtemps caractérisent cette institution et l’idée qu’elle se fait d’elle-même ; idée qui dérive très évidemment de celle que les directeurs se font de leur personne. On ne comprend pas les liens subtils et souvent nouveaux qui relient une institution culturelle à la société, aux artistes, au monde, si l’on n’est fasciné que par la trace qu’on laissera ou l’image que l’on projette. Ce syndrome a sévi de façon irrégulière, mais constante, voire croissante, et a comme désagrégé tout ce qui reliait l’Opéra de Paris au monde qui l’entoure. De là une vraie stérilité. Il serait trop long et fastidieux de faire la liste des béances qui séparent cette institution de ce que sont non seulement ses missions mais même sa vocation dans l’époque telle qu’elle va, et qui n’a plus rien à voir avec la vocation de la Grande Boutique de jadis, qui semble pourtant être l’arrière-plan fantasmatique de certains de ses dirigeants – Huguenots compris.
Alors oui, peu importe le nom du futur directeur de l’Opéra de Paris.
N’importera que son projet, qui ne saurait être qu’un projet conçu pour renouer les fils défaits et inventer des fils nouveaux qui rendront à l’institution, et donc à l’art même qu’il porte, une place dans notre modernité. Celui qui sera choisi aura, à voir les candidats déclarés, de l’expérience, une réputation, un savoir-faire, et de cela nous ne saurions douter. Mais sa personne ne saurait s’illustrer dans les slogans bas de gamme qui, jadis, avaient incessamment orné la façade de l’Opéra-Bastille (« Oser ? Désirer ? Frémir ? Créer ?» d’hilarante mémoire, et il est vrai qu’on ne demandait censément que ça), ni dans une promesse de « retour des stars » qui a fait long feu. Elle ne saurait émerger que d’un collectif construit pour mettre en œuvre un projet qui précisément aura été pensé, préparé, jugé, évalué et aura eu pour unique vocation de faire disparaître le directeur derrière son projet, l’individu derrière son équipe, l’ego derrière l’institution.
Puisse le futur directeur ainsi comprendre que nous n’attendons pas qu’il nous démontre céans son incomparable flamboyance se reflétant en mille miroirs, mais qu’il tienne précieusement, humblement, dans le creux de sa main cette petite, cette rare étincelle qui rallumera le feu sacré.