Cela semble aller de soi, mais pourquoi n’y avait-on jamais pensé avant ? Quelles qualités faut-il pour bien chanter Le Poème de l’amour et de la mer ? Il faut d’abord une diseuse – on a beau aspirer à la parité, les messieurs sont bien moins nombreux à s’y être essayés, en dehors de barytons comme Gérard Souzay, François Le Roux ou Jean-François Lapointe –, une artiste qui sait distiller un texte, qui comprend ce qu’est un poème, comme le précise le titre même de l’œuvre. Et pour le mélomane français, cela risque fort de disqualifier un certain nombre d’interprètes qui n’ont avec notre langue que des relations conflictuelles ou distantes. Même si l’on goûte peu le symbolisme de Maurice Bouchor (1855-1929), il est quand même préférable d’en saisir les mots plutôt que de s’infliger le volapük encore parfois en vigueur.
Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi des moyens vocaux. Pas un mouton à cinq pattes, pas un format surhumain, non, mais peut-être de préférence une voix plutôt sombre, pour mieux rendre justice à un texte qui n’a rien de guilleret. Peu de rossignols ont chanté Le Poème de l’amour et de la mer, c’est entendu, mais même d’illustres sopranos ont pu paraître trop légères, ou simplement trop peu concernées.
Or il existe aujourd’hui quelqu’un qui répond parfaitement à ces deux critères, et qui n’est pas n’importe qui. Véronique Gens pratique depuis plusieurs années la défense et illustration de la mélodie française, et son dernier disque dans ce domaine la voyait aborder les rivages fin-de-siècle de Duparc, Reynaldo Hahn et, justement, Chausson. On pouvait d’ailleurs y entendre, accompagné au piano, les quatre dernières strophes du troisième volet du Poème de l’amour et de la mer, publiées séparément par le compositeur sous le titre « Le temps des lilas ».
Et une voix, Véronique Gens en a bien une, qui correspond aux souhaits formulés plus haut. Pas vraiment une voix à contre-ut ou à contre-autre chose, mais ce n’est pas du tout ce qu’appelle ici Chausson. Une voix suffisamment ample, une voix dont les couleurs sont à même de traduire le drame qui se joue dans les deux poèmes (puisque le volet central du triptyque est un « Interlude » purement orchestral). Ecoutez-la dire « Je saigne en regardant ma vie / Qui va s’éloigner sur les flots / …Et la sombre clameur des flots / Couvre le bruit de mes sanglots ». S’il n’y a pas que des fleurs dans les vers de Bouchor, Véronique Gens n’en est pas moins ici une véritable fée des lilas, même si sa voix n’a guère à partager avec celle de Delphine Seyrig, ou même de Christiane Legrand (qui doubla l’actrice pour les chansons de Peau d’Ane).
Sous cette voix, Alexandre Bloch organise avec méthode le déferlement sonore voulu par le compositeur. L’Orchestre national de Lille rend justice au romantisme exacerbé de la partition, mais sans jamais abuser des décibels, sans jamais exagérer le trait ou basculer dans une emphase de mauvais goût. La remarque vaut aussi pour la Symphonie qui suit Le Poème de l’amour et de la mer. Judicieusement illuminées par la netteté du propos, les brumes wagnéristes annoncent ici Pelléas, dont Debussy composait le premier acte au début de l’année 1894, alors même qu’il donnait chez Madame Escudier, belle-mère de Chausson, sa série de conférences commentées au piano, consacrées à Parsifal, Tristan et Le Crépuscule des dieux. Debussy tint Chausson informé de la progression de cet opéra hors-norme, où flotte le parfum des roses sur la mer, comme celui des lilas embaume le rivage de son Poème : quand on entend sa musique aussi bien servie que par les interprètes du présent disque, on regrette forcément que Chausson, lui aussi, n’ait pu mener à bien qu’une tentative lyrique, et n’ait pas eu le temps de donner des frères à son Roi Arthus.