Début février 2019, à Compiègne et à Paris, l’ensemble Les Frivolités Parisiennes présentera l’opérette Normandie, œuvre de Paul Misraki. Immortel compositeur de tubes comme « Tout va très bien, madame la marquise » ou « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux », parmi tant d’autres titres, Paul Misraki est mort il y a exactement vingt ans, et il aurait eu 110 ans cette année. Double anniversaire qui est passé un peu inaperçu, même si le monde la chanson et de la musique de film lui doit évidemment plus que celui de l’art lyrique. Malgré tout, Paul Misraki composa plusieurs opérettes et comédies musicales, dont Le Chevalier Bayard (1948), qui fut créé par Yves Montand, Henri Salvador et Ludmilla Tcherina. En 1936, Normandie fut sa première œuvre scénique, sur un livret dû au cinéaste Henri Decoin, les lyrics étant signés André Hornez, co-auteur du Chevalier Bayard avec Bruno Coquatrix. Grand succès aux Bouffes-Parisiens, Normandie inclut l’une des chansons qui continuent de faire la gloire du compositeur « Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine », et l’on comprend que Radio-Lille ait eu l’idée de recréer, vingt ans après la création, cette opérette bien troussée qui, au fil de ses onze tableaux, promenait les spectateurs dans tous les recoins du célèbre paquebot, du pont supérieur jusqu’à la salle des machines…
La partition de Paul Misraki laisse entendre ce qu’aurait pu devenir l’opérette si le destin l’avait voulu. A côté d’un hommage à un passé révolu (« Ah comment pouvez-vous douter de ma tendresse ? » est explicitement désigné comme « Valse 1900 »), on y entend surtout des rythmes hispaniques (la rumba « Le vent du large me frôle », par exemple) et surtout américains, tendance Gershwin et déjà swing. Bien sûr, l’humour du livret a parfois un peu vieilli : l’intrigue repose sur la présence à bord de trois milliardaires américains, trois « rôles à accent », façon René Koval dans Pas sur la bouche ou dans Passionnément, ce qui n’est hélas pas très crédible quand il s’agit de déclamer des textes truffés de jeux de mots… La gaieté revendiquée par les chansons peut aujourd’hui sonner comme de l’inconscience dans le contexte des années 1930, mais il est difficile de juger le texte d’après la version nécessairement très réduite qui en était proposée à la radio. On relèvera malgré tout quelques chansons délicieusement coquines, comme l’excellent « Je voudrais en savoir davantage » confié à l’innocente Betty (« j’enrage / Quand je pense aux jeunes mariées / Qui connaissent les derniers outrages / Quand moi j’ignore même les premiers… »).
Pour ce genre d’ouvrage, on s’en doute, pas question de faire appel à de grandes voix, et l’on entend ici plutôt trois catégories d’artistes : des comiques, pour les trois Américains et pour Catherine la « femme d’affaires » ou plutôt poule de luxe ; des divettes d’opérette pour les trois jeunes filles ; des chanteurs de charme pour leurs trois galants. Pour les trois jeunes hommes, si René Lenoty faisait déjà carrière en 1926, et n’avait donc plus tout à fait l’âge d’un jeune premier en 1956 (d’autant qu’en 1936, Petit-Louis était apparemment interprété par un adolescent), Aimé Doniat et Dominique Tirmont entrent tout à fait dans ce cadre, barytons légers alors idoles des jeunes filles. Du côté des demoiselles, les voix sont plus ou moins pointues, plus ou moins acidulées, mais elles ont ce charme et ce chien qu’a la grande Mireille dans Phi-Phi, et cette diction impeccable qui laissent rêveur de nos jours – comment faisait donc ces artistes pour être à tout instant compréhensibles lorsqu’elles chantaient ? A Gabrielle Ristori échoit le tube de Normandie, dont elle s’acquitte avec brio. Quant aux trois barbons, Duvaleix (le père, Albert, et non le fils, Christian) était surtout un acteur de cinéma, mais Robert Burnier avait également fait une belle carrière dans l’opérette, créant notamment le rôle de Kermao dans Coups de roulis ; Numès fils retrouve ici le personnage qu’il incarnait en 1936, tout comme Marcel Cariven qui dirigeait l’orchestre des Bouffes-Parisiens lors de la création.