Le pianiste Alexandre Tharaud vit dans un bel appartement dont il aime, sans cesse, revoir la décoration. On y trouve – posé à même le parquet – un petit clairon hérité de son grand père et, dans un saladier de porcelaine rare, une gigantesque boule de laine bouillie. Surtout, il possède une table basse garnie de livres. Certains disparaissent au bout de quelques semaines, d’autres demeurent, comme la correspondance de Claude Debussy dans la collection blanche. Parmi ses livres de référence, on trouve également cet épais grimoire que Tharaud aime compulser avec de grands yeux invariablement écarquillés. Il s’agit de l’index précis et méthodique – une sorte de compendium – des œuvres pour piano et orchestre. « Voyez, dit-il, ces milliers de pages, ces œuvres innombrables dont aucune n’est plus jouée. »
René Jacobs qui dirigera au mois de janvier un oratorio d’Alessandro Scarlatti à l’Opéra de Paris parle sans frémir de « cancer du monde de l’opéra ». Le manque de curiosité, la frilosité, l’inculture des décideurs qui les guident à programmer sans cesse un corpus de vingt ou trente œuvres dont le succès a été, déjà, largement éprouvé. Comme les bons rois carolingiens qui faisaient compiler dans des codex cordiformes les airs joyeux et gais que leurs oreilles se délectaient d’entendre et qui dictaient à leurs ménestrels obséquieux de les bien vouloir danser sous peine d’être soumis au supplice du lit clouté.
Il est commode de vouer les directeurs d’opéra aux gémonies. Ces femmes et ces hommes courageux répondent en vérité à une économie revêche, à des pouvoirs publics qui privilégient le remplissage le plus spectaculairement roboratif aux audaces de répertoire. Dans leurs cœurs ils souhaitent programmer La Zingara de Donizetti ou la Notte di un nevrastenico de Nino Rota, mais – contraints – ils finissent par afficher une pauvre Traviata, toute grise, repeinte aux couleurs de la relecture pour lui insuffler un peu de nouveauté. Oserait-on dire, aussi, que la presse, parfois, est paresseuse et que cette paresse – oui, oui – est révélatrice du manque de curiosité du public ?
Serions-nous tous coupables ?
Dans notre petit pré carré, sur ce site, nous le sommes. Et c’est sans appel. Une brève sur le changement de coiffure de Jonas Kaufmann fera toujours – quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse – plus d’audience qu’une interview fleuve d’un talent prometteur. Si Roberto Alagna rate son Si bémol, notre compteur explosera, alors que si nous rapportons les exploits du prochain Roberto Alagna, dont la réputation n’a pas encore desclose sa robe de pourpre au soleil, tout le monde bayera aux corneilles.
L’homme est ainsi fait. Son for intérieur l’appelle au confort d’un fauteuil adapté à ses formes, familier et accueillant. L’aventure, l’inconnu lui font horreur. Au fond de lui, il est neophobe. Quand il achète une place de concert, c’est souvent pour entendre une œuvre qu’il a déjà vue cent fois et dont il pourra chantonner les airs connus. L’amateur d’opéra est un collectionneur de lépidoptères qui revient sans cesse, l’œil grossi par la loupe, à l’examen des mêmes ailes poudrées de bleu.
Et si nous nous souhaitions, pour cette nouvelle année, un peu plus de curiosité ? Prions que le monde tourne plus rond, bien sûr, mais la curiosité au moins semble à notre portée. Surtout, elle a l’avantage immense de nous permettre de reconnecter à nos premières émotions de mélomane. Quand – alors – tout nous était inconnu. Quand nous marchions à tâtons dans l’obscurité de cet art réputé insaisissable. Quand le son d’un orchestre et la projection d’une voix nous semblaient inouïs. Souhaitons-nous cette virginité retrouvée, où les émois des premières heures favorisaient l’oubli et le détachement. Ainsi, en ce mois de janvier – l’estomac repu, la paupière lourde d’avoir réveillonné – combattons la torpeur, refusons l’ankylose, félicitons-nous d’être en vie et courons cueillir du monde les innombrables merveilles.