Evoquer le souvenir et la carrière de Birgit Nilsson à l’occasion du centenaire de sa naissance ne pouvait être une entreprise complète sans le témoignage de ceux qui l’ont entendue et qui l’ont aimée. Une dizaine de nos lecteurs s’est prêtée à ce jeu du souvenir. Qu’ils en soient remerciés. Ce portrait amoureux est avant tout le leur et ce n’est surement pas une surprise si l’on retrouve sous la plume de chacun les mêmes mots pour qualifier l’artiste, immense, forcément immense.
« Ce soir de juillet je fus emporté par ce maelstrom, ce tourbillon de passion dans le mistral et cette mise en scène propice à mon âme mystique de l’étudiant d’alors. Il me reste le souvenir des voix mêlées, emmêlées de Vickers et de Nilsson, indissociables ». 1973 dans le théâtre Antique d’Orange. Soirée mythique parmi beaucoup d’autres que Birgit Nilsson a offerte à son public. Une soirée dont Bernard se remémore en ces mots, et qui revient fréquemment sous la plume de nos lecteurs qui ont eu le bonheur d’assister à ces représentations. « A partir de ce moment et toute ma vie de mélomane, j’ai cherché cette chose ». Effet du temps passé, du regard rétrospectif et véritable expérience sensorielle hors du commun, il semble que ce contact avec cette artiste hors-norme et sans équivalent ait provoqué la même sorte de fascination. « J’ai cherché dans mes archives et j’ai retrouvé un programme dédicacé de la venue au Grand Théâtre de Bordeaux de Birgit Nilsson le vendredi 9 décembre et dimanche 11 décembre 1977 dans un récital Wagner (Isolde et Brünnhilde), dirigé par Roberto Benzi. J’y étais ! » explique Jean-Claude. Et cette expression pudique « j’y étais » cristallise la marque indélébile qu’une telle soirée a laissée jusque quarante années plus tard.
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Un autre souvenir, narré par Laurent, permet de toucher du doigt le monstre sacré qu’était la soprano suédoise : « c’était le 25 février 1966 à l’Opéra Garnier, unique fois où Birgit Nilsson et Wolfgang Windgassen ont chanté ensemble Tristan und Isolde à Paris. Seule fois, également, si je me souviens bien, où des candidats spectateurs se sont battus sur les marches de l’opéra pour obtenir des billets. Cela reste évidemment un très un grand souvenir avec une Isolde inoubliable et aux moyens vocaux tellement grands que quelques spectateurs mal élevés, comme il y en a malheureusement de temps en temps à Paris, allèrent jusqu’à siffler Windgassen pourtant grand Tristan et magnifique musicien, mais qui n’avait pas, c’est vrai, les mêmes moyens que sa partenaire. »
Ces moyens, ce physique, c’est Bernard assis au premier rang du théâtre du Chatelet en mai 1981 – pour rétrospectivement un concert d’adieu en France – qui les décrit avec une précision chirurgicale : « j’y suis encore […] j’étais en apnée, hypnotisé. Je regardais sa gorge avant qu’elle entame le récit d’Isolde du premier acte. Ce qui me fascinait c’était de voir toute cette architecture musculaire de son larynx, de sa mâchoire inférieure, et de ces poumons immenses se préparer à nous déverser des flots de musique. […] Aujourd’hui je me ‘plains’ qu’Anna Pirozzi me détruit les tympans si je suis trop près… mais là, la mère des enfants et moi étions saouls de cette Isolde, souveraine, dans une colère absolue, avec des attaques incroyables de précision. […] Un délire dans la salle. »
Certains nous adressent aussi des critiques. Jan, un de nos lecteurs flamands qui l’a entendue à Vérone en 1969 dans Turandot se rappelle de sa surprise lorqu’il constata l’écart entre la voix des enregistrements Decca qu’il possédait et une voix live finalement moins massive. Il reconnaît cependant « une voix laser qui pénétrait avec facilité l’orchestration dense de Puccini. Elle n’avait aucune difficulté dans ‘In questa reggia’ : tous les aigus étaient parfaits, j’avais même le sentiment qu’elle chantait un peu au-dessus de la note comme dans les enregistrements. La production de la voix était très scandinave ou allemande : un peu raide, un timbre froid et sans chaleur. Je me souviens d’un ‘Pace, pace, mio Dio’ en récital sans passion, loin du monde de la Méditerranée. J’avoue aussi qu’en 1969 j’étais beaucoup plus impressionné par les débuts italiens à Vérone de Placido Domingo. » Un souvenir qui corrobore certaines de nos analyses quant à un pan de son répertoire italien dans le portrait par le disque que nous lui avons consacré.
« Madame Nilsson occupe une place majeure dans ma discothèque, enchantement et ravissement sont toujours renouvelés, mais depuis les soirées d’Orange le souvenir de cette voix hors norme reste immuablement présent » explique Jean-Alban. Il fait le récit précis d’une Walküre dans le théâtre antique dirigée par Rudolph Kempe en 1975 : « Un écrin vocal dont la reine partagea la vedette avec une autre impératrice du chant, Leonie Rysanek, bouleversante Sieglinde. Ce soir-là également le mistral resta timide, religieusement discret, afin de laisser Birgit Nilsson incarner son personnage mythique. Brünnhilde, chacun le sait, c’est Birgit Nilsson. […] Une déesse du chant, ô combien humaine avec Siegmund et Sieglinde, là encore conjuguant harmonieusement autorité et douceur fraternelle ; ô combien véhémente et déchirante auprès d’un père – formidable Theo Adam – d’abord inébranlable puis totalement soumis au choix de sa fille élue. Le dialogue final entre le père et la fille, porté par l’attention fine et presque ‘chambriste’ de la direction de Kempe, émut profondément le public de l’amphithéâtre. » C’est également dans ces années que Birgit Nilsson incendie le Palais Garnier dans deux séries d’Elektra. Voici ce qu’en dit Bernard : « Nilsson comme une souillon dans ce décor sombre grattant le sol, hallucinée et hallucinante. Sa voix dans Garnier nous propulsait hors de nous-même par sa puissance. Une énergie sans limite nous disait la haine dans l’amour. Pas besoin de théoriser ce que la musique de Strauss exprimait. »
En dehors des souvenirs scéniques, d’autres lecteurs évoquent l’artiste en dehors de la scène, une personnalité simple et joviale, avec là aussi son côté gargantuesque. C’est le hasard qui a voulu que Gérard fasse la connaissance de Birgit Nilsson : « elle chantait les deux scènes finales de Salomé et du Crépuscule. Je suis arrivé comme d’habitude très en avance. La salle était fermée. Un taxi s’est arrêté et elle en est descendue robe sur le bras et s’est dirigée vers l’entrée. Fermée. Personne pour accueillir la plus grande wagnérienne de l’époque. Je me suis approché et après l’avoir salué, lui ai proposé de l’aider. Nous sommes allés vers l’entrée des artistes et là un machiniste nous a emmenés au sous-sol dans une espèce de cave où il y avait un vieux piano, et la grande Nilsson s’est chauffé la voix. […] J’étais jeune et ce souvenir dont je revois les images est en moi pour toujours. Ensuite je l’ai revue pour la dernière fois au Chatelet pour ses adieux et elle m’a reconnu. Je n’ai même pas osé lui demander un autographe, son accolade m’a largement suffi. » Isabelle, travaillait, elle, pour une agence qui organisait les tournées et concerts de différents artistes lyriques. Elle se rappelle cet épisode : « un jour Nilsson vient à Paris pour un concert au Chatelet. Je l’aide à porter sa valise avec sa robe de concert, et nous voilà dehors, dans la nuit à l’arrêt de taxi vide… et moi j’essaie de héler un taxi avec ma voix fluette. Nilsson rit de mes essais et tout d’un coup j’entends un sifflet ENORME qui stoppe net la circulation et le taxi nous arrive ! C’était Nilsson elle-même qui sifflait comme un marin et qui m’a ouvert une vocation. Je siffle depuis très bien, mais avec deux doigts… ».
Le voisin de Pierre-Etienne, qui n’y connaissait probablement rien au monde de l’Opéra et n’avait sûrement pas le début d’une idée de qui pouvait bien être Birgit Nilsson, fournira le mot de la fin de ce portrait. Il avait pour coutume d’organiser des soirées bruyantes qui finissaient au petit matin. Pierre-Etienne sait que la vengeance se mange froide : « je lui servais régulièrement Turandot ou Le Crépuscule des Dieux les matins où il organisait des afters chez lui… Il en aurait long à dire sur la difficulté de s’endormir avec un disque de Birgit ! »