Depuis 1820, Maometto II n’a jamais pu s’imposer parmi les opéras les plus populaires de Rossini. Il n’en existe d’ailleurs qu’une seule intégrale de studio, heureusement complétée par de multiples captations de spectacles. L’œuvre est pourtant passionnante et rappelle combien les créations napolitaines de Rossini sont novatrices et variées. Toutes puisent dans une palette musicale alliant de larges traits déclamatoires aux fioritures les plus minutieuses, sur des tessitures harassantes où planent les fantômes de monstres sacrés comme Andrea Nozzari et Isabella Colbran. D’autres légendes sont venues depuis s’y surimposer, et lourd est le souvenir de Samuel Ramey, Cecilia Gasdia, Lucia Valentini-Terrani et Chris Merritt, quatuor idéal d’un Maometto II pesarais de 1985 dont les curieux trouveront facilement la trace en ligne. Pour autant, le festival de Bad Wilbad s’attache à défendre ce titre, dont la version vénitienne de 1822 a été présentée en 2002. Naxos y avait déjà posé ses micros, et publie aujourd’hui la version originale, reflet de représentations qui avait séduit Maurice Salles en 2017.
Maometto II, c’est le conquérant ottoman Mehmet II, venu au XVe siècle arracher la colonie de Negroponte (Eubée) aux Vénitiens gouvernés par Paolo Erisso. Rossini et son librettiste Cesare Della Valle plongent d’emblée les spectateurs au cœur du trouble : l’ample et sombre premier acte désoriente par l’absence de formes reconnaissables, créant un climat d’attente inquiète. Dans cette atmosphère tendue, les Vénitiens ne peuvent que s’accrocher à des idéaux réaffirmés. Un coup de canon interrompt soudain les échanges, délitant un trio qui ne reprendra qu’après une prière d’Anna et du chœur féminin (célèbre « Giusto ciel, in tal periglio »). L’arrivée du sultan, dans lequel Anna reconnaît celui qu’elle aime, libère la tension – avec enfin un air de coupe classique – tout en faisant basculer l’opéra dans la tragédie amoureuse : la prima donna choisira-t-elle l’amour ou le devoir, c’est-à-dire la loyauté envers le père et la patrie ?
De fait, l’opéra aurait dû s’intituler Anna Erisso, car c’est bien sur elle que repose tout la force d’un conflit qui s’achève avec le suicide de la protagoniste. Les issues tragiques gagnaient du terrain depuis les années 1790, avec les succès de Sografi notamment, et dans les années 1810, la Colbran alternait au San Carlo des fins heureuses prétextes à rondos virtuoses (Zelmira, La Donna del lago) ou de vastes conclusions tragiques unissant grandeur classique et explosions virtuoses (Ermione, Mosè, Armida ou encore Medea in Corinto de Mayr et Gabriella di Vergy de Carafa). On connaît l’inconfort des tessitures de la Colbran : la jeune et belle Elisa Balbo aborde son rôle avec aplomb, médium et graves solides, aigus moins séduisants mais percutants. Cette Anna n’est point une délicate fleur battue par l’adversité ; dommage que les aspects belcantistes de l’écriture lui échappent. La prière et la cavatine du I n’ont pas la ligne et la suspension nécessaires, et malgré quelques volatines frappantes, les vocalises sont généralement laborieuses, voire hachées ou savonnées. Dans le cathartique « Sì, ferite » du finale, où, deux minutes durant, l’héroïne laisse enfin déferler des torrents de vocalises, la conviction l’emporte sur l’exécution. On peut cependant se laisser convaincre par cette Anna véhémente, dont le verbe a plus d’impact qu’une June Anderson peu concernée au disque.
L’autre figure marquante de l’opéra est le rôle-titre, écrit pour le légendaire Filippo Galli, également premier Assur. Ce n’est pas un hasard si ces deux rôles sérieux sont les plus fascinants pour une basse : le jeune Mirco Palazzi en rêvait, inspiré par l’immense Ramey. L’Italien a mieux que concrétisé ses ambitions en s’imposant comme la référence du moment en Lord Sidney, Assur et Maometto. Verbe haut, belle voix puissante, vrais graves sonores et parfaite maîtrise des agilités di grazia ou di forza : Palazzi ravit et ne peut envier à Ramey que des aigus plus rugissants. On en vient à espérer que le chanteur enregistre ce répertoire, et pourquoi pas un hommage à Galli ?
On s’étonne que Nozzari ait accepté de renoncer à chanter un air en Paolo Erisso. Le personnage a tout de même une certaine stature, et ne manque pas d’occasions de marquer, notamment dans l’introduzione ou dans la touchante scène de la tombe au second acte. L’autorité du père et du chef procède aussi de l’autorité vocale d’une écriture typique du baryténor, et il faut admettre que Mert Süngü n’en a pas tout à fait l’étoffe. Dans ces habits un peu trop grands, ce charmant rossinien convainc tout de même par son agilité et une voix suffisamment corsée.
Convaincante aussi, Victoria Yarovaya, déjà adoubée dans les temples rossiniens de Bad Wilbad et Pesaro. Calbo est franchement ingrat : il a l’inconsistance d’un secondo uomo métastasien, parangon de vertu qui serait bien lisse si Rossini ne lui avait pas assigné l’autre page célèbre de l’opéra, le grandiose « Non temer, d’un basso affetto ». Calbo s’y efface encore en célébrant la vertu d’un autre personnage (Anna), mais vocalement, c’est un sommet du répertoire de contralto rossinien. Sans posséder la profondeur d’une Horne, d’une Podleś ou d’une Valentini-Terrani, Yarovaya a pour elle le goût des nuances, des aigus fulgurants et une rare vélocité : voilà une chanteuse qui sait ce que sont les coloratures, laissant fleurir ou jaillir trilles et mélismes avec art. Enfin, Patrick Kabongo Mubenga se montre parfaitement à la hauteur dans ses interventions.
De cet opéra singulier, le chef Antonino Fogliani tire le meilleur. À la tête des Virtuosi brunensis, il exalte les atmosphères pathétiques du second acte, souligne la finesse de l’instrumentation et les gradations lentes d’une tension qui s’accélère soudain sans céder aux contrastes tapageurs. Il se montre en outre attentif au plateau et veille à ne pas le mettre en difficulté, quitte à passer rapidement sur la prière du I, par exemple. Le chœur Camerata Bach de Poznan n’a pas un rôle accessoire dans cet opéra. Au disque, les effectifs masculins comme féminins sonnent un peu minces et hétérogènes, et manquent de l’impact nécessaire dans les grands moments, dont le finale avec Anna. Il faut dire que la prise de son est un peu lointaine, ce qui n’empêche pas de suivre avec intérêt et émotion ce trop rare Maometto II, ici servi avec suffisamment de talent et de feu. Le pirate de 1985 reste toutefois la référence.