D’un côté, le plus grand écrivain français du XXe siècle, l’un des génies de la littérature mondiale. De l’autre, un brillant mélodiste, connu aussi pour quelques œuvres scéniques. Qui oserait les juger à la même aune ? Qui se risquerait à vouloir équilibrer les plateaux de la balance ? C’est pourtant ce que propose le nouveau volume des Classiques Garnier, en nous montrant deux créateurs à l’œuvre en même temps, dans les mêmes lieux, sinon sur un pied d’égalité, du moins dans une relation que la postérité allait radicalement inverser.
Marcel Proust et Reynaldo Hahn ont été amants de 1894 à 1896, mais ce n’est pas sur cet aspect que se focalise l’ouvrage. C’est à leur collaboration intellectuelle, à la manière dont ces deux jeunes esprits se sont mutuellement fertilisés, que s’intéressent les trois spécialistes réunis pour l’occasion.
T rois spécialistes ? Un proustien, Luc Fraisse, un « hahnien », Philippe Blay, mais qui est donc le troisième ? Un massenétien, Jean-Christophe Branger, qui défend fort bien sa présence dans ce livre, par le fait que Reynaldo Hahn était un disciple et admirateur du compositeur stéphanois, et que Proust fait passer Massenet – sans le nommer – dans Sodome et Gomorrhe, comme « un grand musicien, membre de l’Institut », dont il nous dit que la femme « avait inspiré toute sa musique », le reste du paragraphe ne laissant guère de doute sur l’identité réelle du personnage.
Deux jeunes gens fin-de-siècle, donc, l’un né à Paris en 1871, mais encore fort peu connu, l’autre né à Caracas en 1874 mais totalement acclimaté et acclamé dans tous les salons de la capitale. Lorsqu’ils font connaissance, Reynaldo Hahn est en pleine orchestration de son premier opéra, L’Île du rêve, d’après Pierre Loti, romancier cher à Marcel Proust. C’est grâce à la protection de Massenet que le jeune homme s’est vu confier ce livret (il devra néanmoins attendre quelques années avant de voir monter son œuvre Salle Favart, et ce sera l’une des premières créations proposées par Albert Carré). C’est au château de Réveillon, chez Madeleine Lemaire – mieux connue aujourd’hui sous le visage de Madame Verdurin – que naîtra une relation passionnée, puis une amitié durable. Même si l’on ne dispose plus que d’une correspondance à sens unique (Proust à Hahn, les lettres de Hahn à Proust n’ayant pas été conservées), les nombreux courriers adressés par le compositeur à Madeleine et Suzette Lemaire soulignent elles aussi la complicité unissant l’écrivain et le musicien.
Complicité, mais pas unanimité sur tous les plans. Si chacun s’intéresse à l’art de l’autre, leurs conceptions n’en sont pas moins radicalement opposées. Face à la vision avant tout philosophique, universaliste, que Proust a de la musique, Hahn défend une approche fondée sur les sentiments, sur la personnalité de l’artiste.
De leur rencontre naîtra au moins une œuvre commune : Portraits de peintres, quatre morceaux pour piano accompagnant des poèmes de Proust, même si l’on ignore désormais s’il devait s’agir de mélodrames (forme chère à Massenet) ou de déclamations précédant la musique. Grand admirateur de Debussy – il préférait dans Pelléas les passages purement instrumentaux – et de Wagner, Proust avait avec la musique de Massenet une relation ambiguë, mi-attraction, mi-répulsion. Jean-Christophe Branger montre pourtant que l’une des sources de la « petite phrase » de Vinteuil serait le fameux Clair de lune de Werther. Si Massenet est Vinteuil possible, et comme on a pu envisager un Swann-Proust face à Odette-Reynaldo, il est aussi permis d’imagine que Mademoiselle Vinteuil et son amie Andrée ne soient autres que… Alors que Reynaldo Hahn semble être le grand absent d’A la recherche du temps perdu, Proust s’autorise une seule référence, in extremis : dans Le Temps retrouvé, on aperçoit le docteur Cottard en « uniforme de L’Île du rêve » sans plus de précisions. Pendant des années, le compositeur aura pourtant servi de « périscope » au romancier, lui rapportant ses impressions de ce monde que Proust ne fréquentait plus guère, lui offrant un écho de la vie théâtrale après lui avoir révélé les arcanes de la création musicale.
A travers les trois fois deux chapitres rédigés tour à tour par chacun des trois auteurs du livre, se mettent en place les différents éléments du puzzle. Ne reste plus alors qu’à (re)lire Les Plaisirs et les jours en écoutant – si seulement cela était possible – L’Île du rêve