Tout comme il y a le bleu Klein, il y a le bleu Gussmann. Wolfgang Gussmann, décorateur de théâtre allemand, est le représentant d’une esthétique qui connut son heure de gloire sur les scènes parisiennes dans les années 1990-2000, mais qui n’y revient plus guère qu’à la faveur de reprises de spectacles déjà anciens. Wolfgang Gussmann ne travaille plus qu’avec deux metteurs en scène, Andreas Homoki (personne n’aura pu oublier leur Femme sans ombre, venue au Châtelet en 1994, mais c’est à un autre artiste que Homoki a fait appel pour le David et Jonathas vu Salle Favart en 2013) et Willy Decker ; ce dernier n’a plus été réinvité à l’Opéra de Paris depuis que Nicolas Joël avait fait venir sa production de La Ville morte en 2009. C’est en 2008, à Barcelone, qu’a été créé leur Death in Venice dont Naxos commercialise à présent la captation réalisée à Madrid en 2014. Peu importe qu’il ait fallu attendre dix, cela en valait la peine car le résultat se place tout en haut de la vidéographie de l’œuvre, pourtant non négligeable comme nous le rappelions lors de la parution du DVD Opus Arte immortalisant la mise en scène de Deborah Warner.
Et si ce compte rendu s’ouvre avec Wolfgang Gussmann, c’est parce que cette captation est un régal pour le regard et pour l’esprit. Responsable des décors (et en partie des costumes), Gussmann a su respecter les différents lieux de l’action et même en ajouter quelques autres que le livret ne prévoyait pas. D’un opéra constamment menacé par le statisme ou l’abstraction, Willy Decker a su tirer le meilleur, en s’autorisant le juste degré de liberté pour mieux porter le sens de l’œuvre. Aschenbach a ici un peu la tête qu’il avait dans le film de Visconti, et les costumes situent clairement l’action vers 1910. Venise est présente à travers quelques photographies en noir et blanc, mais pour le reste, l’évocation se fait plus schématique : le lido se réduit à un immense ciel bleu parsemé de nuage, qui se reflète sur un sol-miroir, avec un ponton mobile. Pour visualiser l’obsession qui s’empare peu à peu du héros, nous le voyons visiter un musée où est exposé un gigantesque tableau très inspiré de la toile du Caravage Garçon présentant une corbeille de fruits ; évidemment, le garçon a les traits de Tadzio, dont le visage revient aussi en superposition sur les vagues de la lagune, et sur les panneaux que porte le chœur lors d’une scène de paroxysme (on se rappelle un procédé similaire dans La Ville morte). Et tout comme la présence maléfique, confiée au baryton, se présente sous sept visages différents, un groupe de personnage au maquillage outrancier incarne à la fois la troupe d’acteurs, les marchandes et les mendiants qui harcèlent Aschenbach. Ces détails renforcent la cohérence d’un spectacle qui appelle un chat un chat, en transformant l’apparition d’Apollon en ballet fantasmatique durant lequel un double du héros embrasse Tadzio sur la bouche et danse un tango avec le jeune garçon nu.
Comme l’ont prouvé la réussite éclatante de Billy Budd et le non moins grand succès de Gloriana, le Teatro Real réalise depuis quelques années un sans faute en enchaînant les spectacles britténiens. Par sa distribution, ce Death in Venice s’approche des sommets, si l’on excepte l’Apollon nasal et geignard – aux interventions heureusement fort brèves – d’Anthony Roth Costanzo. Alors qu’il n’était que l’Employé britannique et le Guide en 2008, Leigh Melrose prend du galon et incarne cette fois la Mort à travers ses différents visages : l’acteur est virevoltant, diabolique, inquiétant de perversité, et il est bien agréable d’entendre le rôle confié à une voix encore jeune et sonore. Cette dernière remarque vaut aussi pour l’Aschenbach : ce marathon (le héros est presque constamment en scène) semble être une promenade de santé pour John Daszak, habitué à des personnages autrement plus tendus – il interprète régulièrement Sergueï dans Lady Macbeth de Mzensk, mais c’est en Zinovy qu’on l’entendra prochainement à Paris. Duncan Rock est superbe d’émotion contenue dans la scène où l’Employé britannique évoque le choléra. Cerise sur le gâteau : c’est un jeune acteur polonais qui incarne Tadzio, dont la blondeur tranche inévitablement sur le physique des figurants espagnols dont il est entouré.
Dans la fosse, Alejo Pérez confirme son adéquation avec cette musique du XXe siècle qu’il est dirige le plus souvent. L’orchestration de Britten est traitée avec tout le soin qu’elle mérite, et l’on regrette une fois de plus que Paris ne se décide toujours pas à présenter cette œuvre qui, sans égaler peut-être les sommets de la production britténienne, n’en constitue pas moins un des titres appelés à s’inscrire durablement au répertoire des maisons d’opéra.