« Quand vous abordez ce répertoire, c’est presque comme si vous étiez sur le point de perdre une bataille » constatait Anna Netrebko dans les coulisses de son album Verismo avant de justifier son audace par un définitif « je suis folle ». A l’assaut de l’esprit des grandes héroïnes romantiques, Marina Rebeka pourrait reprendre mot pour mot les propos de sa consœur, conclusion incluse et encore plus légitime. Il faut une insolence folle, non exempte de courage, pour se soumettre à l’épreuve de la comparaison dans des scènes et airs rendus incomparables par les grandes interprètes du passé, Maria Callas en tête – citons d’emblée le nom pour exorciser le fantôme. Il faut aussi de la folie pour caractériser ces femmes un peu cinglées dont la supposée démence a servi de prétexte à une écriture vocale insensée.
« A mon avis, le Bel Canto doit son nom au fait que les émotions profondes qu’il provoque et la beauté de la mélodie transmises par la voix conduisent l’auditeur à une catharsis complète et à une empathie avec l’interprète », explique Marina Rebeka. Depuis sa sortie en 2007 du conservatoire Sainte-Cécile de Rome et plus encore son passage à l’Accademia Rossiniana suivi l’année suivante d’un engagement de premier plan à Pesaro dans Maometto II — Anna initialement destiné à rien moins qu’Isabella Colbran –, la soprano lettone aime flirter avec les défis, condition sine qua non à l’interprétation des opéras du primo ottocento – ça tombe bien. Un premier album Mozart cumulait en une fureur gloutonne les aigus himalayesques de la Reine de la nuit et la ligne infinie de Pamina. Le deuxième, Amor fatale, mettait le feu aux grandes scènes rossiniennes. Avec Spirito, ce sont les figures emblématiques des opéras de Bellini et Donizetti auxquelles Marina Rebeka se confronte. Le regard bleu acier ne trompe pas : Norma, Anna Bolena – actuellement sur la scène de l’Opéra national de Bordeaux – et leurs sœurs d’infortune n’auront ici pas froid aux yeux.
Si l’on tolère que ces femmes présentées souvent comme victimes affrontent orgueilleuses leur destin, si l’on accepte le tranchant de la vocalise et l’usage de teintes franches où la netteté l’emporte sur le dégradé, alors le pari apparaît gagné. Le souffle inépuisable – Maria Stuarda –, l’ambitus nécessaire pour oser dans des reprises des notes périlleuses – Norma –, l’aplomb pour pointer à l’octave la phrase finale quitte à mettre en péril la justesse – Anna Bolena –, l’énergie pour la colorature de force – Imogene –, la noblesse du geste – Julia –, la justesse du phrasé dans les récitatifs et l’intelligence pour, par exemple, attaquer « Casta diva » sur la pointe des pieds, comme une confidence : il y a matière à se régaler tout au long de ces cinq grandes scènes. Le français n’est pas toujours intelligible mais le feu de la Vestale est peut-être celui qui réchauffe le plus. Comme dans Amor fatale, la voix en forme de lame aiguisée, aime le drapé néo-classique. Une approche musicologique scrupuleuse basée sur les partitions originales épouillées des scories de la tradition, et un entourage à la hauteur des enjeux, conduit d’une baguette experte par Jader Bignamini à la tête d’un Orchestre du Teatro Massimo heureux de s’ébattre dans ce répertoire, achèvent de chasser la tentation du doute : l’esprit est là.