L’autre Vinci, lui aussi prénommé Leonardo, semble bénéficier d’une certaine vogue. Plus encore que le « divin Saxon » Hasse, ou que Porpora, pygmalion des grands chanteurs, le fougueux Vinci a enfin le vent en poupe : Max Emmanuel Cenčić vient d’interpréter Gismondo, re di Polonia (1727) en septembre, et Siroe, re di Persia (1726) retrouvera la scène à Naples dans les prochains jours sous la direction d’Antonio Florio. Retour sur ce grand nom de l’histoire de l’opéra.
Un pur produit de Naples
Leonardo Vinci serait né vers 1690 à Strongoli en Calabre, même si d’autres sources indiquent une naissance un peu plus tardive. Mais c’est Naples qui façonne son talent : le jeune musicien est formé au Conservatorio dei poveri di Gesù Cristo, puis fait ses premières armes auprès du prince Sansevero. Le Teatro dei Fiorentini, qui s’essaie depuis une dizaine d’années à la commedia per musica en napolitain, lui permet de se lancer : plus de dix œuvres y sont créées entre Lo Cecato fauzo en 1719 et Lo Labborinto en 1723, faisant de Vinci le compositeur attitré de la maison et un important promoteur du genre comique dans la ville. Fort de ce renom, le musicien est courtisé par les théâtres consacrés au genre noble. Vinci débute donc au San Bartolomeo de Naples avec Publio Cornelio Scipione en 1722. C’est le tour de Rome en 1724 avec Farnace, dont le triomphe rend Leonardo indispensable chaque saison. Venise veut sa part du succès, et l’obtient en 1725 avec Ifigenia in Tauride et Rosmira fedele, année qui voit aussi la conquête de Parme (Il Trionfo di Camilla). À la mort de Scarlatti, Vinci devient un des maîtres de la chapelle royale de Naples, mais ce titre n’est pour lui qu’honorifique tant la scène l’accapare. Reconnu comme le fer de lance d’une nouvelle génération et d’un style nouveau, Vinci meurt à Naples en 1730 après avoir vu son Artaserse faire fureur à Rome. Les rumeurs vont bon train concernant cette fin brutale : un chocolat empoisonné aurait été le prix d’amours malvenues.
Gage de la qualité et de la popularité de Vinci, ses œuvres font l’objet d’une diffusion considérable à une époque pourtant étrangère au concept de répertoire, et où un opéra chasse l’autre. Les drames ou les airs de Vinci sont longtemps repris, et intéressent jusqu’à Haendel à Londres, qui s’inspire de son style et reprend sa musique dans ses pasticcios.
Chantre de l’opera seria
L’ascension de Vinci converge avec celle d’une nouvelle génération de chanteurs virtuoses et du poète Pietro Trapassi, dit Metastasio. Ce dernier accède au panthéon des librettistes avec Didone abbandonata, d’abord mis en musique par Sarro en 1724 ; Vinci se saisit du drame et, moyennant quelques adaptations signées de l’auteur lui-même, triomphe à Rome en 1726 avec le ténor Barbieri et les castrats Fontana et Gizzi. D’après le musicologue Charles Burney (A General History of Music, 1776-1789) : « Vinci semble avoir été le premier compositeur d’opéra qui (…) sans dégrader son art, en a fait l’ami, mais non l’esclave, de la poésie en simplifiant et en polissant la mélodie, et en attirant l’attention avant tout sur la partie vocale, après l’avoir dégagée de la fugue, de la complication et des procédés artificiels ». Barbier de Rochemont écrit en 1754 « l’Artaxerce de Vinci passe pour le plus bel Opera d’Italie, à peu-près comme Armide est le chef-d’œuvre de la composition Françoise ». Comme Lully et Quinault ont figé les canons de la tragédie lyrique française, Metastasio et Vinci font entrer le dramma per musica dans l’ère de l’opera seria. Le tandem engendre une série de titres inlassablement remis en musique sur plusieurs générations : Siroe (1726), Catone in Utica (1728), La Semiramide riconosciuta et Alessandro nell’Indie (1729) puis Artaserse (1730).
Musicalement, la simplification prêtée à Vinci correspond au style préclassique, aussi appelé galant, ou de manière très générale (et abusive) « école napolitaine », et marque l’avènement d’une nouvelle sensibilité. Sa musique est caractérisée par la vigueur des rythmes, le charme des mélodies et une virtuosité affirmée, facilitée par des rapports harmoniques plus simples entre voix et orchestre : le compositeur fait des émules, et trouve un porte-étendard idéal dans les chanteurs virtuoses de la nouvelle école.
Collaboratrice régulière, Faustina Bordoni débute en 1716 et gagne aussitôt le surnom de nuova sirena. Cette artiste légendaire associe son talent à Vinci en défendant ses créations pour Naples, Venise et Parme. À Rome, le succès du Farnace qui introduit le musicien doit beaucoup à la prestation d’un jeune prodige, Farinelli, tandis que les créations conjointes avec Metastasio peuvent compter sur les castrats Farfallino, Appiani, Scalzi et surtout Carestini (ci-contre), talents jeunes et virtuoses. Une autre diva construit sa légende auprès de Vinci : il s’agit de la contralto Vittoria Tesi, engagée notamment pour les noces princières de 1728 dans un Medo de Vinci où brille une distribution étincelante comprenant Tesi, Farinelli, le vétéran Bernacchi et l’excellent ténor Paita. Côté ténors, outre Paita, les déjà célèbres Pinacci et Barbieri tout comme le jeune Tolve donnent un relief particulier aux œuvres de Vinci, à une époque où la tessiture commence à s’imposer plus nettement à l’opéra. Ce catalogue de grands noms donne une idée des difficultés qu’il faut surmonter pour remonter les opéras de Vinci, et explique pourquoi notre époque peine encore à en restituer l’impact. D’ailleurs pendant longtemps, personne ne s’y est risqué…
Une renaissance balbutiante
À l’instar de la majorité de ses contemporains, Leonardo Vinci doit longtemps se contenter d’une notoriété livresque. Le renouveau de la musique baroque, d’abord porté dans les pays germaniques, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la France, met des décennies à vraiment s’intéresser au théâtre lyrique italien de l’époque, présumé coupable de superficialité.
L’Italie, cramponnée au drame lyrique du XIXe siècle, tarde terriblement à explorer son patrimoine musical baroque. C’est pourtant d’elle que vient l’intérêt pour Vinci. On note un frémissement en 1987 avec une production scénique de Catone in Utica à Lugo sous la direction de Rinaldo Alessandrini, avec Gloria Scalchi, Maria Angeles Peters, Ezio di Cesare et Cristina Mantese. La même année, lors du gala du tricentenaire du San Carlo, le public peut entendre Peters dans « In braccio a mille furie » (Semiramide riconosciuta) ainsi qu’un extrait de « Vo solcando un mar crudele » d’Artaserse interprété par la contralto Kathleen Kuhlmann. En 1994, décidément fidèle au compositeur, Maria Angeles Peters grave pour Nuova Era un album d’airs de Vinci sous la direction de Massimiliano Carraro. Difficile aujourd’hui de supporter ce chant chétif et ce minuscule orchestre, exemple de ce dont les curieux de ce répertoire devaient alors se contenter !
Le passage au nouveau siècle marque un tournant. Le succès fulgurant de l’album Vivaldi de Cecilia Bartoli n’y est pas pour rien : comment donc, on peut écouler des centaines de milliers de disques avec un tel répertoire, à condition de laisser de grandes voix s’y consacrer ? Dès lors, Bach et Haendel ne sont plus les seuls compositeurs traités avec déférence. Le public a faim d’inédits, et une profusion d’artistes apparaissent progressivement pour répondre à ces attentes, avec une technique et un style appropriés. Le premier héraut de Vinci s’appelle Antonio Florio. Ses volumes de la collection Tesori di Napoli d’Opus 111 ont joué un rôle majeur dans la réhabilitation du répertoire napolitain, avec des chanteurs pleins de style et de caractère, mais souvent dotés de moyens modestes. C’est donc d’abord le versant léger de Vinci qui est exploré dans les disques « L’opera buffa napoletana » (1997), Le Zite ‘ngalera (2000), « Festa napoletana » (2001) ou encore « Napoli/Madrid, cantate e intermezzi » (2007). Florio s’attaque à l’opera seria avec une certaine probité en 2004, à Beaune, où il présente La Rosmira fedele (rebaptisée Partenope) ; mais il faut attendre 2012-2013 pour que paraissent CD et DVD.
Parallèlement, les nouvelles stars du baroque préfèrent d’autres compositeurs, en premier lieu Vivaldi – merci Cecilia ! Alors que Hasse, Porpora, Graun ou Caldara se fraient doucement un chemin dans les récitals, Vinci reste ignoré. Il demeure ainsi étrangement absent des hommages à Farinelli (Genaux, 2002) et surtout Carestini (Jaroussky, 2007), tandis que Bartoli n’en propose qu’un seul air dans « Sacrificium » (2009) – mais deux autres en bis, lors des concerts.
Vinci sous les projecteurs
L’attention semble enfin se tourner vers le pauvre Vinci dans les années 2010, alors qu’une nouvelle génération de chefs, chanteurs et musicologues s’intéresse à un panorama baroque élargi et devenu un inépuisable filon pour les maisons de disque petites et grandes. Simone Kermes propose plusieurs arias de Vinci dans « Lava » en 2009, Genaux l’inclut dans ses hommages à Bordoni dès 2010. Chez Glossa, Antonio Florio et Roberta Invernizzi rendent un juste hommage au Napolitain dans « I Viaggi di Faustina » (2013) et « Arie per Domenico Gizzi » (2015). En 2013, le compositeur trouve une place de choix dans le programme « Rivals – arias for Farinelli & co » de David Hansen, tandis que Filippo Mineccia lui consacre un récital entier chez Pan Classic, firme où avait paru un disque de cantates en 2012 (« Fileno »). La liste ne fait que s’allonger : Vinci figure désormais au programme de nombreux récitals, en concert ou au disque.
On doit pour cela remercier un autre artisan majeur de cette renaissance : la maison Parnassus, dont les efforts de production volontaires et originaux ont permis la résurrection scénique d’Artaserse en 2012, à Nancy, dans un beau spectacle primé. CD et DVD paraissent dans la foulée. Catone in Utica bénéficie du même traitement et rejoue une carte maîtresse en la personne de Franco Fagioli, révélé par ces prestations dans des rôles pensés pour Carestini : le contre-ténor et Vinci se doivent mutuellement beaucoup ! Parnassus continue d’honorer Vinci, soudainement devenu « bankable » : Gismondo, re di Polonia a été donné en concert à la rentrée 2018, avec une belle distribution menée par Max Emmanuel Cenčić, qui défendait là son troisième opéra du compositeur. Le mouvement est-il lancé ? Pour imposer ce répertoire, il faut respecter l’esthétique propre à l’opera seria et se rappeler que ces partitions ont été écrites pour les meilleurs chanteurs du temps, et non de jeunes vocalistes à la technique fragile. À cet égard, la production de la Didone abbandonata donnée à Florence en 2017 a plus valeur d’enterrement que de résurrection (DVD Dynamic).
On frémit donc pour le retour à la scène de Siroe, re di Persia, prévu à Naples du 3 au 6 novembre. Antonio Florio à la baguette et Roberta Invernizzi en prima donna ne suffisent pas à rassurer quand on se souvient du triste traitement réservé à Achille in Sciro de Sarro et L’Olimpiade de Leo les deux années précédentes, avec un orchestre totalement hors style et des distributions dépassées. Pourtant, ce Siroe a vu le jour dans le plus prestigieux théâtre de Venise en 1726, avec les célèbres tragédiennes Bulgarelli et Facchinelli, le ténor Paita et les castrats Carestini et Nicolino, tous deux passés dans la légende. De grands virtuoses autant que de grands acteurs, selon les chroniques de l’époque : toute l’essence du théâtre haut en couleur imaginé par Vinci et Metastasio. Sommes-nous capables de le revisiter ?