Si Barbara Hannigan s’appelait Elisabeth Schwarzkopf, ce disque serait son « Operatta Arias » à elle : la soprano canadienne y chante Schoenberg avec autant de suavité que son illustre consœur en mettait dans « Chambre séparée », elle y susurre du Webern avec la même sensualité que Madame Legge dans « Meine Lippen » de Lehár, elle y prête à Zemlinsky cette coquinerie discrète qui nous ravissait dans Die Dubarry. En effet, pour celle qui vient de créer à Garnier la Bérénice de Michael Jarrell, et que l’on soupçonne de fredonner du Ligeti sous sa douche, tout se passe comme si les Lieder écrits par les compositeurs de la deuxième école de Vienne étaient aussi simples à mémoriser que de séduisants airs d’opérette. Ces messieurs sont certes les contemporains des Benatzky, von Suppé et autres Millöcker que Schwarzkopf distillait sous la baguette d’Otto Ackermann, mais leur univers musical et littéraire est évidemment un peu différent.
Le très sulfureux Richard Dehmel (1863-1920) inspire à Schoenberg les trois premiers de ses Fier Lieder op. 2, à Zemlinsky l’un de ses Lieder op. 7 (« Entbietung ») et, quelques années plus tard, l’ensemble des Fünf Lieder de Webern, ou « Die stille Stadt » d’Alma Mahler : pour la plupart très représentatifs du symbolisme européen, ces textes ne s’en prêtent pas moins à un traitement qui lorgne parfois sur l’expressionnisme du Pierrot lunaire. Au plus naturaliste Johannes Schlaf (1862-1941), Schoenberg emprunte le dernier des Fier Lieder, Berg le troisième de ses Sieben frühe Lieder. C’est en revanche à Goethe que sont redevables les mélodies les plus anciennes de ce disque, les Mignon-Lieder de Hugo Wolf, qui ne précèdent cependant les Schoenberg que d’une dizaine d’années (Wolf n’avait lui-même que onze ans de plus que Zemlinsky). D’autres romantiques sont convoqués (Heine, Lenau), mais la majorité des poèmes sont aussi fin-de-siècle que possibles.
Sur le plan musical, tous n’ont pas les même audaces, surtout lorsqu’il s’agit d’œuvres de jeunesse, comme le sont explicitement les compositions d’Alban Berg, le benjamin de la bande. Zemlinsky entre 1895 et 1899 ne s’élève que par moments au-dessus du simplement aimable. La comparaison en est presque cruelle avec l’Alma Mahler de 1910 ou de 1915. Quant à Webern, il se montre en 1906 déjà totalement maître de ses innovations et s’aventure dans des voies encore inexplorées par la musique occidentale.
Une fois de plus, pour explorer ce répertoire, Barbara Hannigan fait équipe avec le chef néerlandais Reinbert de Leeuw, infatigable défenseur de la musique contemporaine, qui était déjà son pianiste pour un disque Erik Satie sorti en 2016, et avec lequel elle se produit régulièrement en récital. Dans toutes ces pages, la soprano trouve à déployer son habituel brio théâtral, totalement investie dans chacun des drames miniatures que constituent ces Lieder. Ductile et expressive, sa voix se coule avec un égal bonheur dans les formes allant du plus attendu au moins convenu. Lorsqu’elle aborde en fin de parcours Hugo Wolf avec quelques-unes de ses mélodies les plus connues, Barbara Hannigan se confronte à certaines de ses plus glorieuses devancières, à commencer par cette même Elisabeth Schwarzkopf dont nous parlions plus haut. Difficile de faire moins schwarzkopfien que l’interprétation hanniganienne de ces quatre Lieder, où la jeune Mignon devient plutôt la sœur d’Ophélie, de Mélisande, et d’autres héroïnes emblématiques de cette fin-de-siècle qui donne son titre au disque : non dénuée d’un charme vénéneux, la voix est limpide, juvénile, loin des préciosités et des surarticulations chères à d’aucunes, et touche précisément par ces qualités.