« Il existe un lieu pour nous », affirme Leonard Bernstein dans West Side Story, le compositeur le plus présent sur ce récital. Et de fait, il n’y a pas trop de souci à se faire : il y aura sans doute toujours de la place sur les scènes d’opéra pour les sopranos américaines les plus gâtées par la nature, quand bien même leur ramage ne serait pas tout à fait à la hauteur de leur plumage. Portée à bout de bras par Peter Gelb qui voit en elle la star de demain – même si l’Iphigénie en Aulide d’Osvaldo Golijov dont elle devait assurer la création au Met semble bien avoir été annulée –, lauréate du prix Richard Tucker et du prix Beverly Sills, Nadine Sierra a démarré une assez enviable carrière internationale. Rien qu’à Paris, en l’espace de deux saisons, on a pu l’applaudir dans Eliogabalo, dans La Flûte enchantée, dans Rigoletto et dans Don Pasquale. Elle fut aussi Gilda à Orange en 2017, et elle chantera sa première Manon au printemps prochain à Bordeaux (elle aurait dû incarner l’héroïne de Massenet en novembre dernier à San Francisco, mais y avait renoncé, le rôle lui semblant alors encore trop lourd). Bref, les choses vont vite pour Miss Sierra, et il était donc temps qu’elle se dote de l’indispensable carte de visite.
There’s a Place for Us, certes, mais encore faut-il savoir s’imposer sur un marché plus qu’encombré. Pour un premier disque, il n’est pas malvenu de cultiver sa spécificité, de chanter « dans son arbre généalogique », pour utiliser l’expression consacrée, même si l’on ne s’est pas si souvent perché sur ses branches. Nadine Sierra vient des Etats-Unis, et elle interprète donc ici de la musique américaine. Bernstein, on l’a dit, mais aussi quelques noms bien moins familiers en Europe : de plus anciens, comme Stephen Foster (1826-1864), ou de plus récents, comme Ricky Ian Gordon (né en 1956), auteur de plusieurs opéras, ou Christopher Theophanidis (né en 1967), dont la soprano a créé l’opéra Heart of a Soldier en 2011. Et comme la señorita Sierra a un grand-père portoricain, l’Amérique du sud est également convoquée : Villa-Lobos est présent par trois fois, et l’on entend une page de l’Argentin susnommé, Osvaldo Golijov. Et tant qu’à faire, on ratisse un peu plus large encore, en annexant Stravinsky, certes naturalisé américain en 1945. Programme tout à fait original, on l’admet néanmoins volontiers, pas toujours du plus haut intérêt musical, mais ambitieux en ce qu’il fait se côtoyer bien des styles différents, dont il est permis de se demander si la chanteuse à peine trentenaire maîtrise déjà tous les codes.
Nadine Sierra s’empare de toutes ces pièces avec une ardeur conquérante qui n’en relève pas moins parfois de l’inconscience, ou du moins de l’audace du rouleau compresseur. Evidemment, Bernstein a lui-même introduit le loup dans la bergerie lorsqu’il grava une version de West Side Story assez absurdement confié à des chanteurs lyriques purs et durs, mais le « Somewhere » inaugural réunit la plupart des défauts qu’on peut reprocher à ce disque : grandiloquence opératique déplacée dans le musical ou la mélodie, aigus brutalisés, vibrato excessif des notes appuyées et longuement tenues… Au surjeu des pages sérieuses répond un assez impardonnable déficit d’humour dans « Glitter and Be Gay ». Moins de dégâts avec les airs écrits en 1959 par Villa-Lobos pour le film Green Mansions (avec Audrey Hepburn, Anthony Perkins et Sessue Hayakawa), qui ont attiré de grandes voix comme Bidu Sayão ou Renée Fleming : ces dames pouvaient cependant leur offrir plus de naturel ou plus d’éloquence, et moins de sensiblerie. Qu’il y ait une place pour Nadine Sierra, oui, sans doute, mais à condition de ne pas forcer ses moyens, non négligeables, et d’accepter que son art est encore perfectible.