Vous êtes un bernsteinien fanatique mais vous possédez déjà l’unique version existante de A Quiet Place, dûment enregistrée par Lenny himself lors de la création à Vienne en 1986. Voyant venir une seconde version, vous vous demandez si l’acquisition s’en impose. Rassurez-vous, il ne s’agit pas du tout de la même œuvre. Enfin, si, mais dans un état assez différent pour qu’il y ait de quoi s’amuser au petit jeu de la comparaison. Surtout, cet état-là se présente comme une sorte de compromis idéal entre la version initiale de la partition et la « Broadwayisation » que Bernstein aurait pu en tirer s’il en avait eu le temps. Remontons en arrière pour y voir plus clair.
Ultime œuvre scénique de Leonard Bernstein, A Quiet Place est créé à l’Opéra de Houston en 1983, couplé avec Trouble in Tahiti, opéra en un acte (1952) dont il se présente comme la suite (l’héroïne, Dinah, vient de décéder, et l’on voit s’entredéchirer son mari et ses enfants). Aussitôt après cette première, le compositeur remet son ouvrage sur le métier avec son librettiste, Stephen Wadsworth, pour aboutir à une seconde mouture, à laquelle Trouble in Tahiti est intégré comme une sorte de flashback. Cette version longue (deux heures trente) et « définitive » est la seule qui était jusqu’ici disponible.
Néanmoins, Kent Nagano et Garth Edwin Sunderland ont souhaité réaliser une nouvelle version, pour réintégrer tout ce qui avait été coupé par Bernstein entre 1983 et 1986 (plusieurs « arias » refont ainsi surface), et en excluant entièrement Trouble in Tahiti. Il ne s’agit pas pour autant d’un retour à l’état de 1983, puisque la participation des divers personnages secondaires a été judicieusement revue à la baisse, comme c’était déjà le cas en 1986 (ils n’apparaissent plus que lors de la scène de l’enterrement, écourtée mais encore presque trop). Par ailleurs, il a été décidé de réaliser une orchestration plus légère, le compositeur ayant envisagé à une époque de monter l’œuvre à Broadway, avec un orchestre sensiblement réduit : 18 instrumentistes au lieu de 72 minimum !
Difficile de dire si A Quiet Place en devient du coup plus viable à la scène : il faudra pour cela qu’un théâtre se décide à programmer cette version allégée (les représentations prévues à Luxembourg en novembre prochain s’en tiendront apparemment à la version de 1986 : difficile de renoncer à l’excellent Trouble in Tahiti, même saucissonné en deux tranches dans le Quiet Place « définitif »). En attendant, cette nouvelle version semble bien avoir gagné sur le plan dramatique, à la fois plus resserré et étoffé de divers monologues importants.
Après avoir évoqué la lassitude au sein du couple et l’ennuie des banlieues, Berstein abordait dans A Quiet Place l’homosexualité et même l’inceste, chose assez courageuse au début des années 1980. Pour cette « création », Kent Nagano peut compter sur quelques valeurs sûres du chant anglophone, à commencer par le ténor Joseph Kaiser, vu notamment à Paris en Fortunio ou en Lenski : comme de juste, il interprète le rôle de François, l’amant québécois de Junior et époux de la sœur de celui-ci. Le rétablissement d’airs disparus bénéficie surtout au baryton Lucas Meachem, dernier Billy Budd vu à Bastille : le rôle de Sam y prend un relief supplémentaire. Dans une tessiture voisine, Gordon Bintner est un peu le pivot de l’action, puisque la réconciliation de Junior avec son père est la clef de ce grand lavage de linge sale en famille. Habituée aux rôles de colorature (Konstanze, Tytania…), Claudia Boyle ne rencontre aucun obstacle en Susie, lointaine cousine de la Cunégonde de Candide mais qui ne bénéficie pas d’air équivalent à « Glitter and be gay ». Même pour les rôles secondaires, qui ont pourtant peu à chanter, leur participation se réduisant à la conversation en musique, la distribution a été soignée, avec notamment Rupert Charlesworth, l’un des lauréats HSBC de l’Académie du festival d’Aix-en-Provence.
Pour l’anecdote, on signalera que la traduction du livret en français a été réalisée par une officine de traduction basée à Montréal, ce qui nous vaut un savoureux tissu de québécismes…