Chef russe emblématique du Philharmonique de Londres et de Glyndebourne, qu’il a côtoyés pendant près de 15 ans, Vladimir Jurowski succèdera à Kirill Petrenko en 2021 à Munich. Absent de l’Opéra de Paris depuis 13 ans, il y dirige Boris Godounov jusqu’au 2 juillet. Nous l’avons rencontré à cette occasion et il est revenu pour nous sur cette décennie écoulée, sur l’importance des mises en scène, sur son goût pour les créations et les partitions oubliées, sur son choix de la première version de Boris et sur ses projets pour Munich.
Quels sont vos plus beaux souvenirs depuis 10 ans ?
Mes plus beaux souvenirs d’opéra depuis 10 ans sont, pour les versions scéniques, quasiment tous liés à Glyndebourne, certainement grâce aux conditions de travail exceptionnelles proposées par cette maison unique et atypique. Elle offre aux artistes ce qui fait défaut partout ailleurs pratiquement, du temps : du temps pour les répétitions, parfois 2 mois entiers, du temps pour les représentations, quelquefois 16. Il est ainsi possible de décortiquer une œuvre en profondeur, de s’arrêter sur les détails nécessaires pour parfaire la production et parvenir au résultat souhaité. Glyndebourne permet de réaliser ses rêves. Ce qui rend ces souvenirs si importants tient aussi fait que j’ai eu la chance d’y diriger mes deux orchestres, le Philharmonique de Londres (LPO) et l’Orchestre de l’Âge des Lumières (sur instruments anciens), avec lesquels nous avions atteint un niveau de compréhension mutuelle très puissant : un simple regard et les musiciens déchiffraient mes attentes. Dans ces circonstances, toutes mes « premières » m’ont laissé une saveur particulière. Mon premier Tristan avec Anja Kampe et Tortsen Kerl, mon premier Falstaff dans la mise en scène de Richard Jones avec Marie-Nicole Lemieux et Dina Kuznetsova, mon premier Don Giovanni, exceptionnel, avec Gerald Finley, Luca Pisaroni et Kate Royal, mes premiers Maîtres Chanteurs, toujours avec Gerald Finley, ma première Ariane à Naxos avec Soile Isokoski et Thomas Allen… Et bien sûr ou surtout, les créations du Of Love and other Demons de Peter Eötvös en 2008 et du Hamlet de Brett Dean lorsque je suis revenu l’an dernier comme chef invité font partie des réalisations dont je suis le plus fier, avec celle du Roi Lear de Slonimsky à Moscou en 2016. Sans oublier L´Ange de Feu de Prokofiev à Munich et Moses und Aron de Schoenberg à Berlin. Les opéras en version concert sont très importants également car l’attention portée au son de l’orchestre est bien plus précise que lors d’une version scénique. En outre, elles permettent de faire découvrir des partitions qui ne seraient jamais jouées autrement. Ainsi, à Amsterdam en 2016, j’ai pu diriger Semyon Kotko de Prokofiev, le premier opéra typiquement soviétique qu’il a composé en revenant en Russie. Ou encore la dernière œuvre de Carl Orff, Prométhée, à Moscou.
Vous avez presque tout dirigé en fait dans le répertoire russe mais aussi allemand, peut-être un peu moins italien et français. Quelles sont les œuvres auxquelles vous avez envie de vous confronter à présent ?
J’ai plus de 65 opéras aujourd’hui à mon actif dans mon répertoire, accumulés au cours d’une carrière de 23 ans, mais il reste tant de partitions auxquelles s’atteler, au premier rang desquelles Le Joueur et L’Amour des 3 Oranges de Prokofiev, Le Nez et Lady Macbeth du district du Mtsensk de Chostakovitch
Et Carmen ?
(rires) Ah non, toujours pas. Carmen est un monument et chaque note écrite est parfaite mais à titre personnel j’ai besoin d’une continuité dans le développement de la dramaturgie. J’aime énormément l’acte 1 et 2 mais la rupture temporelle entre le 2 et le 3 me laisse perplexe. Il me manque quelque chose. Je ne crois pas que je la dirigerai un jour. Enfin, a priori : je tenais le même discours sur Salomé que j’ai finalement dirigé, ce qui m’a donné le goût de diriger La Femme Sans Ombre, et ce fut une révélation. Je la reprendrai certainement à Munich. Parmi les opéras plus classiques, j’aimerais m’attaquer à Don Carlo, en ayant le choix du metteur en scène, c’est crucial chez Verdi, comme chez Moussorgski.
Que recherchez-vous ou que fuyez-vous chez un metteur en scène pour Verdi et Moussorgski ?
Il faut bien comprendre que Verdi et Moussorgski ont leur propre sens du drame et leur propre code de la dramaturgie, qu’il est criminel d’ignorer. Je ne nie pas le droit, essentiel au contraire, du metteur en scène à créer quelque chose comme un contrepoint à l’œuvre, mais pas quelque chose qui aille contre la musique. Tous les metteurs en scène aujourd’hui veulent moderniser les livrets, et en soi, c’est plutôt une bonne chose. Mais une œuvre comme Khovanchtchina, comme Boris ou encore comme Don Carlo sont des œuvres inscrites dans un contexte historique particulier, mettant en scène des personnages ayant réellement existé (même si les livrets prennent certaines libertés avec les faits historiques). Il est donc important de respecter un minimum ce contexte qui fait partie intégrante de l’œuvre. Pour Mozart également. Prenez l’exemple de Don Giovanni, ou des Noces de Figaro, si vous occultez délibérément toute référence au 18e siècle, vous occultez le rapport de force entre les castes, les aristocrates et leurs domestiques. Or, c’est de cette confrontation que naissent les principaux conflits et l’intérêt de l’œuvre. Si Don Giovanni est présenté sur scène simplement comme un homme d’aujourd’hui ou comme une rockstar, il manquera quelque chose de nécessaire pour appréhender son intrusion dans le couple Masetto et Zerline. Ne pas prendre en considération la réalité du droit de cuissage biaise la compréhension du personnage et de l’intrigue. Et cela vaut aussi pour les Noces, entre le Comte et Suzanne.
Avez-vous suivi la polémique déclenchée par la décision d’un metteur en scène de modifier la fin de Carmen suite au mouvement #MeToo?
Et pourquoi pas la fin de Wozzeck aussi ? C’est simplement ridicule. Modifier la fin d’une œuvre ne crée aucune justice, consiste uniquement à en détruire la puissance dramatique et musicale, et ne sera d’aucune utilité aux femmes dans ce combat légitime contre la violence de certains hommes. Notre compassion naturelle va aux victimes. Dans Wozzeck, Marie et Wozzeck sont des victimes, et pas seulement Marie. Carmen, en revanche, n’en est nullement une ! Carmen est le pendant féminin de Don Giovanni en ce sens qu’elle préfère la mort à l’absence de liberté. Chez Molière, comme chez Pouchkine, le libertinage de Don Juan ne se réduit pas à l’exploitation des femmes pour sa propre jouissance mais est avant tout une manière de construire sa propre liberté dans une société étouffante régie par l’absence de liberté, et c’est ainsi que je comprends le « Viva la Libertà » : au-delà de « vive la liberté » comme absolu, c’est « vive le libertinage » comme ma liberté contre le poids de la société. Molière va encore plus loin, en poussant la liberté jusqu’au blasphème contre Dieu. Don Juan ne peut que mourir dominé par la seule femme qu’il ne possèdera jamais, la mort. Carmen aussi, en ce sens, doit mourir, sinon c’est une trahison de l’idée première du compositeur. Il peut être légitime de poser la question de la violence masculine à l’encontre des femmes dans une création contemporaine qui aborderait ce thème. Mais dans des opéras écrits il y a plusieurs centaines d’années ? Comment juger une œuvre ancienne sur la base de critères contemporains. Cette tendance à moraliser les œuvres est très dangereuse. L’art n’est pas la morale et encore moins la religion. L’opéra ne sert pas à nous monter le monde tel qu’on voudrait qu’il soit. Je préfère ne pas diriger une oeuvre du tout que d’en présenter une version travestie et mutilée. Quand on prétend être un artiste, il faut être prêt à vivre des choses déplaisantes et à être violemment remis en question par l’œuvre. Regardez Turandot par exemple, c’est l’une des œuvres les plus amorales avec Snegoroutchka ou La Fiancée Vendue. Le bonheur de Turandot et Calaf se construit quand même sur le sacrifice de Liu ! Comment peuvent-ils l’ignorer à ce point, comment peut-on l’ignorer à ce point ? La cruauté de Turandot venge certes ces ancêtres femmes des viols et meurtres dont elles furent victimes. Peut-être est-ce en ce sens l’opéra le plus féministe de Puccini ? Personnellement, si je devais réécrire la fin, je ferais en sorte que Calaf résolve l’énigme pour célébrer une forme de victoire intellectuelle, mais en abandonnant Turandot, en refusant de la prendre pour épouse après tout ce qu’elle a fait. Sauf que ce ne serait plus Puccini. Je crois en fait que je ne pourrai plus diriger cette œuvre : après la mort de Liu, comme Toscanini je dois reposer ma baguette.
Vous revenez à Paris dans Boris Godounov, en proposant la version originale en sept scènes. Pourquoi avoir choisi cette version ?
Parce qu’elle n’a jamais été donnée à Paris et surtout parce qu’elle est à mes yeux la plus intéressante, la plus innovante, la plus révolutionnaire dans le monde de l’opéra russe du XIXe siècle. On y entend déjà Stravinski, Prokofiev et même Chostakovitch ou Janáček, là où la seconde version est plus dans la tradition du grand opéra, dans la lignée de Meyerbeer ou Verdi. Elle est aussi plus épique, célébrant le peuple russe, alors que la première version est plus intimiste, se focalisant sur la psychologie d’un homme passionné, Boris, qui aime ses enfants et cherche même à améliorer la vie de son peuple, mais pleure sur le meurtre qu’il a commis et meurt. (Du moins, c’était la conviction de Pouchkine et de Moussorgski, les historiens pensent désormais que la mort du tsarevich est indépendante de Boris). La différence de traitement harmonique dans le monologue de Boris entre les deux versions est à ce titre très éclairante. D’habitude on parle des deux versions de Boris comme d’une version préliminaire et d’une version complète. Mais pour moi la première version est une vraie première version à part entière. Lorsque Moussorgski a présenté cette première version donc, elle fut rejetée par le comité de l’Opéra Impérial. N’importe quel compositeur dans sa situation serait tombé en dépression ou, du moins, aurait mal vécu un tel camouflet ; il aurait fallu des semaines voire des mois avant d’être en mesure d’écrire à nouveau cet opéra. Moussorgski s’y atelle le jour-même, ce qui signifie selon moi qu’il avait déjà deux versions différentes de Boris en tête, deux versions indépendantes. Bien sûr que dans la seconde version figurent des pages musicales majeures comme l’acte polonais et la scène de la révolution, qui sont de pures merveilles. Mais entre la première et la seconde version, d’autres fantastiques passages musicaux et dramaturgiques ont disparu. Si ça ne tenait qu’à moi, je créerais une troisième version, qui allierait le meilleur des deux premières. Mais comme je dois choisir, je prends la première version, qui pourrait s’appeler, pour plagier Peter Brook et sa Tragédie de Carmen, La Tragédie de Boris.
Je n’ai qu’une seule réserve sur cette production, c’est d’avoir dû la monter à Bastille et non à Garnier comme je le souhaitais initialement, alors même que l’orchestre est quasiment un orchestre de chambre. Un immense travail a été fait avec les chanteurs, heureusement russophones pour la plupart, tous prodigieux, sur la langue et l’intonation pour que leur manière de chanter soit leur manière de parler, dialogues et monologues s’enchaînant, entourés en permanence d’une musique subtile. D’autant qu’en pensant cette production, j’avais en mémoire la création de cette version avec l’Orchestre de l’Âge des Lumières, sur des instruments datant de l’époque de Moussorgski. Et j’ai cherché à retrouver ce son noir et minimaliste, très éloigné du son opératique large et puissant, avec un orchestre jouant sur instruments modernes, en demandant parfois explicitement aux musiciens de jouer sans vibrato. L’absence de décors aide le spectateur à se plonger dans la tragédie d’un homme seul. Si j’ai beaucoup travaillé sur le son et les mots, avec les chanteurs russes, Ivo van Hove a effectué un travail parallèle complémentaire en travaillant sur l’impact visuel. Le public pourra ainsi apprécier l’œuvre à plusieurs niveaux. Peut-être aurais-je juste apprécié un peu moins de vidéo pour ne pas troubler la concentration indispensable des spectateurs car la version proposée n’est pas un divertissement et le travail d’Ivo est tout aussi fort sans support visuel.
Vous venez d’être nommé directeur musical de l’Opéra de Munich aux côtés de Serge Dorny et prendrez vos fonctions en 2022. Quelles sont vos principales ambitions pour cette maison ?
C’est un honneur et un privilège que de rejoindre une maison comme l’Opéra de Munich. Comme je vous le disais tout à l’heure, Glyndebourne est une maison unique où l’on réalise ses rêves. Et en même temps, j’étais heureux en la quittant de retrouver une certaine liberté et puis au bout de quelques années, avoir une maison me manquait. Je vais retrouver cela à Munich. Je pense que j’y consacrerai l’essentiel de mon activité lyrique et chorégraphique. Le ballet m’a beaucoup manqué ces dernières années et je suis heureux d’y revenir, parce que c’est par là que tout a commencé. J’ai commencé par diriger un ballet, ma grand-mère était ballerine. Pour en revenir à l’opéra, j’essaierai dans la mesure du possible de prendre mes distances avec le répertoire de Kirill Petrenko, qui a fait un travail remarquable, mais de la même manière que lors de mon arrivée à Londres en succédant à Kurt Masur. Je refuse d’une part la facilité de reprendre le travail de mon prédécesseur et ami ; surtout je refuse de rentrer dans le jeu des comparaisons. Chaque artiste a son propre style, sa propre sensibilité, les comparaisons sont vaines. Et entendre des œuvres différentes sera une expérience plus intéressante pour le public de toute façon. J’espère, à côté du grand répertoire, et afin d’avoir une saison équilibrée, pouvoir présenter au moins trois œuvres par an jamais été données à Munich ou inexplorées par ailleurs, et bien sûr des créations. Je songe par exemple à l’Œdipe d’Enescu, Prométhée d’Orff ou bien quelques opéras de Britten.