Voici tout juste deux siècles, Schubert mettait la toute dernière main à son opéra Fierrabras. À cette occasion, nous republions le zapping que nous lui avions consacré il y a quelques années, dans une version enrichie.
Depuis une première tentative avec le singspiel Der Spiegelritter laissé, déjà, inachevé alors qu’il avait à peine 14 ans, Schubert n’a cessé de projeter et même de commencer des œuvres lyriques, dans un temps où l’opéra était en plein essor. L’audition du Fidelio de Beethoven en 1814 lui donne des fourmis dans les doigts et il compose d’autres petits singspiels qu’il laisse souvent à l’abandon. Seuls deux, bien oubliés aujourd’hui, seront créés durant sa courte vie.
Il entreprend au tournant des années 1820 des projets plus ambitieux avec Alfonso und Estrella, puis Les Conjurées. Mais toujours rien sur les planches. En 1822, il tient peut-être enfin la chance de sa carrière lyrique: le fameux impresario Domenico Barbaja, qui préside depuis peu au programme de la saison du Kärntnertorthater de Vienne, lui commande ferme un opéra, Fierrabras, dont le livret, d’une grande médiocrité, est bâti par Joseph Kupfelwieser, frère d’un des proches amis de Schubert. Ce dernier se met au travail avec un acharnement qui traduit son enthousiasme à la fin du mois de mai 1823. Il achève la partition à peine 4 mois plus tard, mais c’est le 2 octobre 1823 qu’il pose la plume en terminant l’ouverture, plein d’espoir. Et de fait, la presse se fait l’écho de la perspective d’une création prochaine : « Dans peu de temps doivent être donnés au théâtre de la Cour, près de la porte de Carinthie, outre l’Euryanthe de Weber et Le Plongeur de Kreutzer, le premier grand opéra du prometteur Schubert, le spirituel compositeur du Roi des Aulnes : Fierrabras, avec un livret d’après Calderon dû au secrétaire du théâtre de la Cour, M. Kupelwieser. » (Wiener Allgemeine Zeitung, 11 octobre 1823).
Malheureusement pour Schubert, un premier coup est porté à son espérance : ledit Kupelwieser démissionne le 9 octobre pour protester contre le recours qu’il juge excessif de chanteurs italiens au sein du théâtre que dirige le Milanais Barbaja. Ce dernier goute assez peu cette attaque et l’association Kupelwiser – Schubert pour le prochain Fierrabras sent déjà le roussi.
Puis vient la création d’Euryanthe de Weber, comme annoncée dans les journaux. Elle se passe assez mal, le public ne jurant alors que par l’opéra italien, à la grande fureur de Weber, qui alternait entre répulsion et fascination pour ce dernier (« Pour que ces maudits italiens en arrivent à me séduire avec leurs tromperies, il faut vraiment que le diable soit avec eux ! Je n’ai pas pu le supporter plus longtemps ! » avait-il dit après avoir rencontré Beethoven quelques jours avant la création de son nouvel opéra. Schubert assiste lui-même à celle-ci. Les deux hommes se connaissent et Weber, qui le rencontre souvent depuis son arrivée à Vienne, ne cache pas son admiration pour son cadet de 10 ans, si bien qu’il lui demande assez naturellement ce qu’il a pensé de l’oeuvre. C’est l’ami de Schubert, Joseph von Spaun, qui raconte la suite dans ses Souvenirs : « Schubert, toujours sincère et vrai, dit que beaucoup de choses lui avaient bien plu ; seulement qu’il y avait trop peu de mélodies dans l’oeuvre et que le Freischütz lui plaisait beaucoup plus. Weber fut très froissé par la froideur de ce jugement. Il lui répondit de manière inamicale, et de l’opéra de Schubert il ne fut plus question ».
Difficile de dire si une récrimination de Weber – qui ne le grandirait pas – est à l’origine du renoncement de Barbaja à monter Fierrabras, les deux hommes continuant à se voir assidument ensuite, mais tous les proches de Schubert alimenteront l’idée d’une sorte de vengeance. Il n’en reste pas moins que Barbaja écarte l’opéra de Schubert et il faut plutôt chercher cette mise à l’index dans la sortie spectaculaire de Kupelwieser. Le couperet tombe par voie de presse, fin novembre : « (…) Le Fierrabras (de Schubert) ne sera provisoirement pas représenté » (Wiener Allgemeine Zeitung, 29 novembre). Le lendemain, le compositeur écrit une lettre désabusée à son autre grand ami Schober. Il y évoque le délitement de leur petite société d’amis, le départ des uns et des autres, les atermoiements de certains, les chicaneries et en un mot l’ennui qu’il éprouve au contact de ceux qui ont remplacé les partants. Puis il parle de ses oeuvres : « Avec mes deux opéras, tout va de la même manière aussi mal. Kupelwieser a quitté brutalement le théâtre, l’Euryanthe de Weber a lourdement chuté et, avec raison selon moi, n’a pas été pas bien accueilli. Ces circonstances et une nouvelle séparation entre Pálffy (ndr : co-directeur du théâtre) et Barbaja ne laissent à peu près rien espérer pour mon opéra. »
« Opéra héroïque romantique » plongé dans le Moyen-Âge et la chevalerie qui fait une large place aux choeurs, Fierrabras ne verra le jour dans sa version intégrale qu’en 1897 à Karlsruhe avant d’être presque totalement oublié. C’est Claudio Abbado qui le ressuscitera au Theater an der Wien en mai 1988, à la tête du chœur Arnold Schoenberg et de l’orchestre de chambre d’Europe, avec une distribution flatteuse. Puisque c’est ce 2 octobre le bicentenaire exact de l’ouverture, c’est donc elle qui est proposée ici, précisément lors d’une des représentations de cette renaissance.