La saison dernière de l’Opéra de Paris avait eu pour bonne idée de faire (re)découvrir au public la musique de Hindemith. Il revenait donc à Sancta Susanna de défendre les couleurs d’un compositeur somme toute assez peu joué en France. On découvrait alors une musique à l’image de la langue d’August Stramm, auteur du livret : sombre, tortueuse, révélant les désirs charnels les plus enfouis de la protagoniste.
Est-ce par rejet de cette œuvre morbide que Hindemith s’attela l’année suivante à la composition de son Marienleben ? L’histoire ne nous le dit pas mais la comparaison entre les deux est inévitable, tant les deux projets s’opposent radicalement.
Pour narrer la vie de la Vierge, le compositeur choisit les vers de Rilke, au ton épuré et céleste. Il n’est plus question d’une religieuse hallucinée mais d’une Marie pieuse et sereine. Quinze stations retracent ainsi sa vie, depuis sa naissance et présentation au temple jusqu’à la Dormition et montée au ciel. Dans ce cycle de plus d’une heure, le langage musical de Hindemith se revendique lui aussi bien plus épuré que dans son dernier opéra. Après les errances de Suzanne, on y retrouve la rigueur d’écriture qui deviendra le credo du compositeur (pensons au Ludus Tonalis ou à Matthis der Maler). Chaque pièce est ainsi développée selon des formes chères au compositeur: passacailles, basse obstinée, fugato ou encore thème et variations.
Hindemith sera visiblement satisfait de son travail, allant même jusqu’à confier à son éditeur qu’il s’agissait probablement de sa meilleure œuvre. Cela ne l’empêchera pas pour autant de revoir en profondeur le cycle et d’en éditer une deuxième version en 1948, celle retenue pour cet enregistrement Naxos. Peut-être moins lyrique, plus proche du texte, cette relecture permet avant tout de développer la partie de piano, à l’instar de la longue introduction rajoutée aux « Noces de Cana ».
Rachel Harnisch nous est proposée pour défendre ce marathon en règle, et il est indubitable que la soprano en possède les capacités nécessaire. Un souffle long et généreux porte un timbre ample, articulé par une diction sans faute. L’esthète raffiné qui sommeille en chacun de nous regrettera sans doute des aigus assombris et quelques voyelles ouvertes tombant à plat dans le médium grave, mais les qualités musicales de la chanteuse font de chaque miniature une pièce à part entière (nous retenons avant tout la « Stillung Mariä » et les variations « Vom Tode Mariä II »). Le jeu puissant et coloré de Jan Philip Schulze se fraye sans peine un chemin à travers la partie de piano touffue du cycle. Le pianiste allemand tire le meilleur d’une écriture qui rappelle celle de la Sonate pour alto, sachant également se montrer partenaire attentif.
Une excellente prise de son réalisée par la Radio suisse SRF 2 concourt à la réussite de ce cycle apaisé et lumineux, qui vient enfin nous faire oublier les méandres expressionnistes de Suzanne.