Il est parfois difficile, dans le flot discographique, de séparer le bon grain de l’ivraie. Parce que l’on ne peut pas tout voir (ou écouter), on court le risque de ne plus voir que ce qui est le plus facilement et immédiatement visible, à grand renfort de réclame. Pour peu que l’on accepte de quitter les autoroutes de la distribution pour emprunter les chemins vicinaux, on débusque de temps à autre des pépites discrètes.
Une version de concert de Parsifal, enregistrée lors des Proms de Londres, manifestation populaire s’il en est (fi donc !), portée par les forces de Manchester : on entend d’ici les cris d’orfraie des Vestales du temple wagnérien… Elles auraient bien tort. Ce Parsifal dirigé par Sir Mark Elder à la tête de son orchestre Hallé est une de ces heureuses pépites.
Un chef inspiré, une formation orchestrale et chorale soudée, remarquable de cohésion, et à même de porter son propos, une distribution adéquate: cela suffit en effet pour réussir un enregistrement qui, s’il ne remet pas en cause l’économie générale de la discographie, figure indéniablement parmi ses heureuses surprises.
L’affinité de Sir Mark Elder avec le répertoire wagnérien n’est plus à démontrer, comme en témoigne la récente parution du Lohengrin qu’il dirigea à Amsterdam, chroniquée dans ces colonnes. On avait loué sa direction ample, réfléchie, aérée: très adaptée aux aventures du fils, elle fait merveille pour accompagner celles du père. Cette battue n’est pas lente pour autant: dirigeant l’oeuvre en 4h20, le chef se situe presqu’exactement à mi-distance entre les deux extrêmes (3h40 pour Boulez en 1970, 4h50 pour Toscanini en 1931, tous deux à Bayreuth). Le sens de la construction n’est jamais pris en défaut, et fait ressortir le caractère méditatif et liturgique de l’oeuvre: la grandeur ici n’est jamais écrasante, mais toujours habitée. Si cette direction convient idéalement aux actes extrêmes, elle convainc moins dans l’acte II, dont le début, en particulier, peine à décoller.
Pour ce concert capté à Londres en août 2013, le chef peut s’appuyer, pour donner corps à sa vision, sur son orchestre Hallé, dont il est le chef principal depuis 2000. On aurait tort de ranger cette phalange -le plus ancien orchestre professionnel d’Angleterre- parmi les orchestres de seconde zone. Ce serait faire bien peu de cas de sa tradition wagnérienne pourtant ancienne : l’orchestre compta parmi ses chefs principaux Hans Richter (créateur du Ring à Bayreuth, excusez du peu), Michael Balling (qui dirigea Parsifal à Bayreuth de 1906 à 1909), mais aussi sir Thomas Beecham ou sir John Barbirolli. La prestation orchestrale n’a ici rien à envier à celle de phalanges pourtant plus prestigieuses : la cohésion des pupitres, le sens des nuances (quelle variété infinie dans les pianos !), le fini des phrasés sont mis au service de la lecture profondément intérieure que porte le chef. On n’omettra pas les choeurs dans ces louanges : d’une grande cohésion, ils participent pleinement au succès musical, avec une mention particulière pour les choeurs d’enfants, d’une pureté toute angélique. Leur intervention concourt à faire du final du III un des plus beaux que l’on ait entendus.
Encore fallait-il réunir une distribution à même de s’insérer dans un tel écrin orchestral et choral. C’est le cas.
La prestation de Lars Cleveman dans le rôle-titre montre qu’une première partie de carrière consacrée à la musique éléctro undeground (si, si…) n’est pas incompatible avec un virage assez radical mais néanmoins réussi vers des répertoires moins… déjantés. La maturité (il a 55 ans au moment de l’enregistrement) n’entame en rien l’engagement et la vaillance de ce Parsifal, même si le timbre, aux sonorités nasales, n’est pas le plus phonogénique qui soit.
La Kundry de Katarina Dalayman n’oublie pas la Brünnhilde immense qu’elle fut. Sobre (pour les feulements, on repassera), hiératique, elle dispose de moyens impressionnants : les aigus meurtriers de la fin du II sont crânement assumés. On salue également la familiarité manifeste de la chanteuse avec le rôle, qui rend sa prestation captivante, ne serait-ce que parce que l’on comprend ce qu’elle chante (pour peu, naturellement, que l’on soit germaniste…)
Le fait d’avoir incarné Amfortas cinq étés de rang à Bayreuth (de 2008 à 2012, dans la magnifique mise en scène de Stefan Herheim) confère pareillement à Detlef Roth une intimité avec le rôle qui constitue le meilleur des viatiques. Formidable diseur, il en restitue le poids de chaque mot avec une intelligence remarquable, sans oublier d’émouvoir, notamment au III. Cela compense plus que largement le (relatif) manque d’ampleur de sa voix.
Les esprits chagrins trouveront le Gurnemanz de Sir John Tomlinson bien tardif. Peut être (il est vrai que dans l’aigu, la voix n’est plus que lambeaux), mais ils auront tort. Ne retenir que cela, c’est occulter en effet l’humanité bouleversante que cet immense artiste dispense sans compter, et son intelligence des mots, acquise après trois décennies de fréquentation assidue du répertoire wagnérien. Un authentique artiste est capté ici, autrement plus émouvant que tant de titulaires du rôle vocalement plus sains, mais tellement plus ennuyeux… Et que l’on ferme les yeux: on verra en face de soi l’authentique doyen des chevaliers du Graal, tel que le peuvent représenter les gravures. C’est bien le plus important.
Le TIturel de Reinhard Hagen est au diapason de cette distribution de fort belle tenue, et ses interventions au I impressionnent par leur sobriété sépulcrale.
Seul le Klingsor de Tom Fox marque moins, sans pour autant démériter.
Voici donc au final une version de Parsifal qui, sans prétendre à l’île déserte, fait incontestablement partie des plus convaincantes parmi les parutions récentes, pour sa remarquable cohésion autour de la vision portée par le chef. Ces qualités sont d’autant plus dignes d’éloges qu’on rappellera que ce coffret est le reflet d’un concert, enregistré sur le vif. C’est suffisant pour la recommander avec ferveur, et c’est aussi la preuve -s’il en fallait encore une- qu’en la matière, le salut existe hors des sentiers bayreuthiens.