Né en 1935 dans l’Illinois, Sherrill MIlnes est un des plus grands barytons verdiens de sa génération.
A quel âge avez-vous découvert la musique ?
Mes parents tenaient une petite laiterie familiale, à 60 kilomètres à l’ouest de Chicago. On dit parfois que musique et agriculture ne font pas bon ménage, mais ce n’était pas vrai dans mon cas, car ma mère était professeur de piano. La laiterie, c’était beaucoup de travail, et les hivers étaient très froids, mais j’ai grandi dans la musique, en particulier la musique religieuse, les cantiques mais aussi Bach, Haendel, Mozart, Schubert, Mendelssohn et Brahms. Les Requiems de Fauré, de Mozart ou de Brahms faisaient partie de mon éducation. Je baignais dans la musique sacrée, mais l’opéra n’était pas absent pour autant. Le samedi après-midi, j’écoutais les retransmissions du Metropolitan Opera, avec tous les grands chanteurs de l’époque. Je jouais aussi du violon.
Vous ne chantiez pas, quand vous étiez enfant ?
Quand on a 10 ou 12 ans, on peut aimer l’opéra, mais on n’en chante pas. Pour les voix d’hommes, il n’y a pas vraiment de rôles « pour enfants ». En revanche, le chant choral a toujours fait partie de ma vie. Une fois atteint l’âge adulte, j’ai été membre du Chicago Symphony Choir à l’époque où Fritz Reiner dirigeait l’orchestre.
Comment êtes-vous ensuite passé du rôle de choriste à celui de soliste d’opéra ?
Je ne peux pas dire qu’il y ait eu un moment précis, un moment magique. La transformation s’est faite peu à peu. Dans le répertoire sacré, il y a le plus souvent des parties solistes, donc j’en suis venu à interpréter quelques solos, puis quelques airs, et l’opéra s’est mis à me parler un peu plus. J’avais appris Le Messie, Elias, etc. en anglais. Elias est un oratorio mais c’est aussi une œuvre extrêmement dramatique, et l’on peut inverser cette remarque à propos de Samson et Dalila. Et à force d’écouter les vieux 78-tours de mon père, d’entendre Caruso et ces géants du passé, quelque chose m’a attiré.
Vous avez alors étudié le chant lyrique ?
En fait, je n’ai jamais étudié la musique pour devenir chanteur d’opéra. Quand j’ai obtenu mon diplôme en formation musicale, je pensais que je dirigerais un chœur, un orchestre ou une fanfare ; au mieux, je chanterais en soliste dans le répertoire sacré. D’ailleurs, je n’ai jamais abandonné la musique religieuse : alors même que je chantais dans Tosca au Met, j’ai enregistré le Requiem de Fauré avec Charles Dutoit et l’orchestre de Montréal.
Mais comment êtes-vous passé de l’église à la scène ?
Une fois mes études terminées, j’ai beaucoup chanté dans les églises de la région de Chicago. J’étais payé quelques dizaines de dollars, mais j’étais heureux de le faire. Et un jour, j’ai été recruté dans la troupe d’opéra itinérante qu’avait créée Boris Goldovsky, le New England Opera Theater. Immigré russe, il était persuadé que les opéras devaient être interprétés dans la langue du pays, donc tous les opéras qu’il montait était donnés en anglais. J’ai participé à plus de 300 représentations, d’une douzaine d’œuvres différentes : La Traviata, La Bohème, Don Giovanni, Le Barbier de Séville, Carmen, Tosca… Ce passage par une petite compagnie a été pour moi l’équivalent d’une bourse Fulbright : j’aime à dire que mes années Goldovsky ont été mes années Fulbright, j’y ai appris les bases du métier de chanteur d’opéra.
Vous avez débuté en tenant de petits rôles ?
Pas du tout ! Je chantais déjà Scarpia, Don Giovanni, etc. mais dans de petites salles. C’est ce que je dis toujours aux jeunes chanteurs. Il vaut mieux chanter de grands rôles dans des salles de plus en plus grandes, plutôt que d’espérer chanter des rôles de plus en plus grands. Car d’après mon expérience, les artistes que j’ai vu chanter des petits rôles dans une grande maison d’opéra chantaient toujours des petits rôles dix ans après. A force de n’interpréter que des petits rôles, on perd l’énergie nécessaire, la motivation psychologique, et on reste cantonné aux petits rôles.
Donc vous avez d’emblée abordé les personnages dans lesquels vous alliez vous illustrer par la suite ?
Oui, mais pas dans la langue originale. Quand j’ai dû apprendre ces rôles en italien ou en français, cela m’a demandé du travail, bien sûr, mais j’avais déjà une idée assez précise du personnage. La différence de langue modifie les contours, mais les caractéristiques essentielles restent les mêmes. Quand j’ai chanté Don Giovanni en version originale, j’avais déjà tenu le rôle une cinquantaine de fois en anglais. Je l’ai étudié auprès de George London, et j’ai beaucoup travaillé. Et ma première Donna Anna en italien fut Leontyne Price !
Comment êtes-vous passé de cette petite compagnie aux plus prestigieuses maisons d’opéra ?
Au début, je chantais dans de petites maisons de dimension régionale : Baltimore, Cincinnati, Seattle, San Diego, Pittsburgh. Puis, en 1964, après avoir passé beaucoup d’auditions, j’ai été engagé pour chanter Valentin dans Faust au New York City Opera, sous la direction de Julius Rudel. Et en 1965, j’ai fait mes débuts au Met, dans le même rôle. Au même moment, ma carrière a pris une dimension internationale : en Amérique du sud (Buenos Aires, Santiago, Mexico), et en Europe. J’ai chanté Macbeth en 1970 au Staatsoper de Vienne, sous la direction de Karl Böhm, puis j’ai eu des engagements à Hambourg, Paris, etc. Il n’y a pas de secret : en tant que chanteur, votre principale responsabilité est de progresser. Si vous ne vous améliorez pas d’année en année, à force de travail, mieux vaut renoncer à faire carrière. Contrairement au monde de la pop, où il suffit d’un disque pour devenir une star, dans le monde de l’opéra vous devez être au mieux de votre forme à chaque représentation, et c’est à force d’accumuler les bonnes représentations que vous devenez meilleur.
Mais comment parvient-on à progresser constamment ?
En écoutant et en regardant attentivement les grands. C’est ce que je dis toujours aux jeunes : si vous allez écouter un grand instrumentiste ou un grand chanteur, bien sûr vous y allez pour y prendre du plaisir, mais il ne faut surtout pas en rester là. Vous devez y aller pour apprendre ! Pour les écouter, mais aussi pour observer leur langage corporel. Dans les années 1960, quand j’allais écouter de grands ténors comme Franco Corelli ou Richard Tucker, évidemment les rôles qu’ils interprétaient étaient différents des miens, mais il y avait toujours quelque chose que je pouvais appliquer à mon répertoire, dans leur façon de caresser telle phrase, d’émettre telle note. Il y a toujours quelque chose chez les autres dont on peut absorber l’information, dont on peut s’imprégner. Je pense avoir progressé parce que j’ai toujours été une bonne éponge !
Selon vous, qu’est-ce qui a le plus changé dans la carrière d’un chanteur d’opéra, entre vos débuts et l’époque actuelle ?
De nos jours, avec les téléphones portables et les médias sociaux, tout est à portée de main. Il suffit de claquer des doigts et vous pouvez voir tout ce dont vous avez envie. A l’époque de Mozart, quand il n’y avait ni photographie, ni cinéma, les gens voulaient des opéras qui durent quatre ou cinq heures, mais à présent, les spectateurs veulent des opéras plus courts, avec plus de théâtre ! Ce qui a changé le plus par rapport à il y a cinquante ans, c’est qu’on nous demande désormais d’être également des acteurs. Vous connaissez la blague qui circulait du temps de Bergonzi, Corelli, Gedda et autres géants : « Vous voulez du théâtre ? demandez à Laurence Olivier. Vous voulez des contre-uts ? demandez-moi ! » Dans les années 1950 et 1960, il suffisait de chanter correctement face au public. Maintenant, on exige tout des chanteurs, y compris d’avoir le physique du rôle. J’étais ravi quand le Met s’est mis à filmer ses productions, évidemment les diffusions « Live in HD » sont arrivées après mon époque, mais voilà ce que je disais toujours à l’équipe de tournage : Je suis tout à fait d’accord pour être filmé, mais j’exige de voir la bande avant diffusion.
Donc le jeu d’acteur est une chose que vous incluez dans les conseils que vous dispensez à vos élèves ?
Ce que j’explique aux jeunes chanteurs se résume à cette formule : Act and react, jouer la comédie et réagir, ce dernier point faisant toute la différence. Ils doivent comprendre ce qu’ils chantent, et aussi ce que les autres personnages leur chantent, et montrer au public qu’ils comprennent. Il faut qu’ils aient une opinion sur ce que leurs collègues chantent, afin de décider comment ils y réagiront. Ils doivent avoir un point de vue, et peu importe qu’ils aient raison ou tort : un point de vue, quel qu’il soit, vaut mieux que pas de point de vue du tout. Le pire que puisse faire un chanteur, c’est de n’avoir aucune réaction à ce que ses partenaires chantent.
On a aussi l’impression que tout va plus vite, désormais.
C’est vrai, les chanteurs sont poussés à aller toujours plus vite. Beaucoup de maisons d’opéra sont dirigées par des gens qui n’aiment pas vraiment les voix, et ils cherchent avant tout des chanteurs qui ont un physique agréable. Voilà pourquoi on incite certains artistes à faire des choses imprudentes. Evidemment, tout chanteur rêve de devenir célèbre, mais il faut avant tout trouver un équilibre, et c’est à chacun de se poser la question, en fonction de ses aptitudes : suis-je capable de chanter tel rôle plus lourd ? Il y a des rôles qui devraient être réservés à des chanteurs plus mûrs, mais on ne peut pas attendre éternellement qu’on vous propose des rôles. D’un autre côté, on n’imagine pas qu’une Butterfly puisse avoir l’âge du personnage, car si une fille de quinze ans chantait Cio-Cio-San, elle signerait son arrêt de mort sur le plan vocal ! Dans ce cas précis, l’artiste doit chanter comme une femme, mais jouer à l’adolescente. Nous ne faisons d’ailleurs pas autre chose : nous contrefaisons la sincérité, à l’opéra comme au théâtre.
Vous-même, vous avez pu chanter tout ce que vous aviez envie de chanter ?
Je pense que j’ai eu énormément de chance, car je n’ai aucun regret, aucun sentiment de frustration. Tous les rôles qui m’attiraient, je les ai interprétés. Et on ne m’a jamais rien proposé que j’aurais été incapable de chanter. Je n’ai jamais accepté un rôle au-delà de mes moyens, et je n’ai jamais appris un rôle sans avoir d’abord signé de contrat ! Il y a peut-être certains personnages que j’aurais aimé interpréter dans telle maison d’opéra, mais c’est tout.
Aujourd’hui, vous ne chantez plus du tout ?
Plus du tout ! Après avoir gagné ma vie pendant quarante-deux ans grâce au chant, j’estime que j’ai mérité de m’arrêter. Et puis il y a des raisons physiques, comme l’arthrite : mes parents en ont souffert, et j’en souffre à mon tour. Le chant ressemble beaucoup au sport, c’est une activité qui implique énormément de muscles du corps. A quarante ans, un footballeur est déjà vieux. Quand j’ai décidé de me retirer, je n’ai pas fait comme beaucoup de chanteurs européens, je n’ai pas voulu organiser de grande tournée d’adieu car ce n’est pas vraiment la coutume aux Etats-Unis.
Vous n’êtes pas pour autant devenu un retraité ?
Non, car j’enseigne, désormais. A 82 ans, je suis assez âgé pour avoir travaillé avec ces personnalités formidables qu’étaient Bernstein, Karajan, Solti, Giulini… Mes jeunes collègues n’ont pas eu cet avantage, donc j’essaye de transmettre les traditions héritées du passé. Boris Goldovsky avait étudié le contrepoint et la composition avec Ernst von Dohnányi, le grand-père de Christoph, qui avait connu Brahms, Karl Böhm avait travaillé avec Richard Strauss, et d’un individu à l’autre, on peut remonter comme ça jusqu’à Mozart ! Ici, pour les Prague Summer Nights, j’encadre des jeunes, et j’ai la grande chance que ma femme soit une très bonne metteuse en scène. Ne croyez pas ce qui est écrit sur les programmes : ce n’est pas vraiment moi qui dirige les spectacles, c’est elle. Enfin, nous travaillons ensemble…
Propos recueillis et traduits le 8 juillet 2017