L’Enfant et les Sortilèges fait probablement partie de ces œuvres aux enregistrements multiples, mais à la référence unique. Certes, il y a eu Ansermet pour poser les jalons en 1954. Certes encore, il y a eu Armin Jordan, tout aussi mordu de Ravel que son prédécesseur. Certes enfin, il y a eu Simon Rattle en 2008, dont la lecture rutilante (complice des Berliner Philharmoniker) frise la perfection. Et pourtant, aucun enregistrement ne semble souffrir la comparaison avec LA version de l’Enfant, celle de 1961, où Lorin Maazel ensorcèle l’Orchestre de la Radiodiffusion avec le rôle-titre confié à l’inoubliable Françoise Ogéas. Chaque nouvelle parution de la fantaisie lyrique au disque est ainsi accompagnée chez l’auditeur de l’espoir étouffé (mais non moins présent) d’une version enfin capable de détrôner, sinon de faire chavirer un instant le travail de Maazel de la première place du podium.
Avec ce doublé Enfant / Ma Mère l’Oye le cinquième volume d’une intégrale Ravel déjà saluée par la critique, Stéphane Denève promet beaucoup, et force est de constater qu’il n’y a pas grand chose à redire sur la direction d’orchestre. A la tête de son fidèle Orchestre de la SWR, le chef français présente un Ravel « sans sauce », se montrant attentif aux détails, soucieux de créer l’atmosphère la plus propice à l’épanouissement des personnage de la fable imaginée par Colette, sans pour autant avoir la main leste sur une pâte orchestrale qui deviendrait rapidement impénétrable. Si l’on était exigeant, on pourrait lui reprocher une légère tendance à couvrir par endroits le plateau, ainsi qu’une timidité des pupitres à percer la masse instrumentale (surtout dans Ma Mère l’Oye), mais cela ne remet en aucun cas les qualités orchestrale de cet enregistrement.
Autre phalange souabe, le SWR Vokalensemble, reconnaissable entre mille par son timbre si homogène, semble conçu pour l’interprétation de la musique française, avec l’une des plus belles danse des Pâtres et Pastourelles du répertoire. Le même constat vaut pour l’excellente performance du Cantus Juvenum de Karlsruhe.
Nous l’évoquions déjà tout à l’heure, une gravure de L’Enfant ne va pas sans un rôle-titre parfaitement adéquat, qui faute de démonstrations vocales ébouriffantes assure la coloration naïve et les transitions entre les numéros, non moins difficiles à ménager. Fort heureusement, Camille Poul possède ce timbre frais et jeune dont il est question, offrant une lecture retenue mais touchante de simplicité.
Mais L’Enfant, ce sont aussi des seconds rôles qui doivent être servis avec la même qualité que le personnage principal. Marie Karall se hisse sans grande peine à la hauteur de sa collègue, avec des personnages finement dessinés au moyen d’une diction sans faille. Seule la Libellule semble un brin monolithique pour évoquer la valse américaine demandée par Ravel. Julie Pasturaud semble en meilleure forme que dans la gravure proposée l’année dernière par Leonard Slatkin, puisqu’elle force moins le trait pour mieux décrire ses personnages. Cependant, la tessiture se révèle en mal d’aigus par endroits (« la chaise de paille ») et la diction pourrait soigner davantage les couleurs des voyelles (cette critique ne vaut heureusement pas pour son Pâtre, musicalement irréprochable). Maïlys de Villoutreys se sert de ses brèves interventions en tant que Chauve-Souris et Pastourelle pour dérouler une voix au timbre frais et jeune, parée d’un prononciation sans encombres. Reste la question d’Annick Massis, qui a fait de son trio Feu, Princesse et Rossignol l’une de ses cartes de visite. La voix semble toujours aussi puissante qu’à l’habitude, mais c’est une certaine lassitude qui semble s’être installée dans son air du Feu, moins pétillant qu’à l’habitude, et au vibrato très prononcé. Ajoutons un Rossignol à l’intonation assez approximative (malgré une princesse toujours aussi touchante !) et c’est une sensation de trop peu que nous retenons de cette gravure.
Côté messieurs, le bilan est lui-aussi positif malgré quelques réserves, à l’instar de la performance de Paul Gay. Si l’Arbre qu’il interprète arrive parfaitement à propos, le Fauteuil lui pose davantage de difficultés avec un timbre qui se tend dans les aigus. Marc Barrard propose une solide Horloge Comtoise et un Chat aux circonvolutions peut-être précieuses mais toujours bienvenues. En concluant la distribution, François Piolino nous impressionne par son timbre brillant, à la projection phénoménale, défendant avec assurance les rôles pourtant ingrats de la Théière, du Petit Vieillard et de la Rainette.
Nous le pressentions au début de l’écoute : les belles promesses de cet enregistrement ne suffisent pas à le hisser tout en haut de notre palmarès ravélien. Il manque en effet cette quasi-perfection chez les seconds rôles pour permettre l’adhésion pleine et entière de l’auditeur. Pourtant, gageons que les qualités réunies dans cet enregistrement seront remises à profit lors d’une prochaine interprétation.