On continue à fréquenter les sommets, avec les rééditions lyriques encartonnées d’Universal Classics. C’est au tour de la fameuse Aïda enregistrée par Sir Georg Solti pour Decca en 1961 d’avoir les honneurs d’une réédition. Une réédition, mais certainement pas une redécouverte: l’enregistrement n’a jamais quitté les catalogues depuis sa parution, et s’est hissé à la tête d’une discographie pourtant opulente. La réputation de cette version est-elle justifiée? A l’évidence oui.
Il est en effet difficile, même au plus vétilleux des Beckmesser, de trouver le moindre défaut rédhibitoire à cet enregistrement. Tout concourt ici au succès général de l’entreprise, qui figure à bon droit dans les annales de l’histoire de l’opéra au disque. Les chanteurs, d’abord. Aucun – parmi les grands rôles – n’est italien, mais peu importe. On sacrifie volontiers une touche d’idiomatisme en échange de tels prodiges de vocalité et de dramaturgie.
Leontyne Price a fait sien le rôle de la princesse éthiopienne, pendant plus de deux décennies. C’est ici son premier témoignage intégral de studio, et le plus abouti : la voix est d’une jeunesse inentamée, et déploie à l’envie ses innombrables qualités premières, à commencer par un aigu de velours, soyeux, onirique, capiteux (l’ut du Nil…). Les failles qui, avec les années, deviendront hélas très perceptibles (diction, registre grave, rectitude rythmique) sont ici à peine audibles. En un mot comme en cent : voici bien, et de manière difficilement contestable, l’Aïda de sa génération, sans doute pas la seule à connaître, mais celle à connaître en premier.
Le Radamès de Jon Vickers n’est pas pour rien dans le succès de l’entreprise. Certes, il n’a pas, dans le timbre, le soleil d’un Corelli et son style n’est pas aussi inné que celui de Bergonzi. Et après ? Capté lui aussi au printemps de sa carrière (il a 36 ans), il propose une incarnation particulièrement aboutie et tout en nuances du guerrier malheureux, dont il sait, mieux que beaucoup, restituer les failles et le déchirement. On est loin du matamore dopé à la testostérone n’avançant qu’au coup de menton dont certains se sont fait une spécialité. Non que l’héroïsme fasse peur à ce général en chef des armées de Pharaon : dans la continuité de son Otello gravé l’année précédente, la voix de Vickers est ici d’un métal insolent, quoique jamais ostentatoire, et il assume crânement les aigus tenus du Triomphe et du final du Nil. Mais c’est au IV, à l’évidence, qu’on le trouve à son meilleur, bouleversant de douleur rentrée, jusqu’à un duo final irréel.
Pour s’interposer entre les deux amants, l’Amnéris de Rita Gorr ne manque pas d’argument. Véhémente, opulente, elle impressionne par l’ampleur de ses moyens plus qu’elle ne séduit. Princesse avant d’être femme, elle est plus crédible dans l’imprécation que dans la volupté lascive: le lecteur comprendra qu’il convient de la ranger dans la catégorie des Amnéris « hiératiques » (en compagnie de Simionato, Barbieri et quelques autres) et non dans celle des rivales (Bumbry, Verrett) : le choix ultime de Radamès apparaît pour tout dire assez logique.
Sans se hisser au même niveau, Robert Merrill est un Amonasro d’abord solide et crédible, très en voix, sans toutefois marquer de manière indélébile à l’acte du Nil (pour cela, écouter en dépit de leurs défauts Gobbi et Callas).
Plinio Clabassi en Roi, et Giorgio Tozzi en Ramfis, tous deux mieux qu’honnêtes, font figure de caution italienne dans la distribution.
A tout seigneur tout honneur : une grande Aïda ne se conçoit pas sans un chef capable de tenir fosse et plateau d’une main de fer, en mesure de faire justice à l’écriture remarquablement fouillée de Verdi, d’assumer la pompe sans verser dans la boursouflure, et de magnifier les nombreuses pages intimistes de l’oeuvre. Sir Georg Solti est indéniablement l’homme de la situation : en authentique chef de théâtre, il fouette sans répit les troupes de l’Opéra de Rome, relance sans cesse l’action, tend implacablement les ressorts du drame, mais sait aussi faire ressortir les arrière-plans nombreux (et parfois survolés). Sa dierction très extravertie est servie par un orchestre et un choeur dont cette musique est la langue maternelle : cela s’entend, et ajoute au succès général. On décernera une mention particulière au choeur d’une formidable homogénéité, tour à tour babylonien (le triomphe), sensuel (les prêtresses) inquiétant et mystérieux (les prêtres lors du jugement de Radamès).
Il y a – et c’est heureux – bien des bonheurs a aller chercher dans d’autres versions de la discographie, tant chez les chefs (Toscanini, Karajan, Muti…) que chez les chanteurs (Varady, Björling, Bumbry, Corelli…). Mais aucune n’atteint ce degré d’équilibre dans la perfection qui en fait le viatique indémodable pour l’île déserte.