Sélection amoureuse de dix notes de musique stupéfiantes qu’il faut avoir écoutées au moins une fois dans sa vie d’amateur d’opéra.
1. Le fa dièse de Cecilia Bartoli dans Artaserse
Si émettre un fa dièse n’a rien d’exceptionnel pour un mezzo-soprano, le tenir plus de vingt secondes en l’enflant et le diminuant pour finalement le conclure par une vocalise relève du prodige. Dans « Son qual nave », un air de l’opéra Artaserse composé par Riccardo Broschi aux mesures gigantesques de son frère, l’illustre Farinelli, les applaudissements du public, éberlué, interrompent Cecilia Bartoli, amusée de son propre exploit, qui, à cet instant, vient de ressusciter en une seule note l’art, que l’on croyait définitivement disparu, des castrats. [Christophe Rizoud]
2. Le sol de Jonas Kaufmann dans Fidelio
Même s’il a encore ses détracteurs dans le répertoire italien, Jonas Kaufmann fait l’unanimité dans la musique allemande. Avant d’aborder les héros wagnériens, un des premiers grands rôles qu’il tint à la scène fut celui de Florestan. Lorsqu’il apparaît enfin, au deuxième acte, le personnage incarcéré émet un sol, ce qui n’a en soi rien de bien extraordinaire pour un ténor. La plupart du temps, cette note, sur le mot « Gott », est émise forte, comme un appel désespéré. Avec Jonas Kaufmann, ce « Dieu ! » devient un long soufflet, d’abord à peine audible, et qui ne prend que peu à peu son ampleur. Effet garanti. [Laurent Bury]
3. Le sol de Selma Kurz dans « Der Vogel im Walde »
Ce n’est pas sa hauteur que cette note a de remarquable, mais sa longueur. D’autant qu’il ne s’agit pas d’une simple note tenue, mais d’un trille, pendant lequel la voix est censée vibrer entre deux hauteurs voisines. Wilhelm Taubert (1811-1891) est un compositeur éminemment oubliable, et « Der Vogel im Walde » n’est guère qu’une chansonnette à cui-cui, dont sut s’emparer Selma Kurz pour en faire un numéro de cirque : près de 25 secondes de trille, exercice reposant sur une maîtrise confondante du souffle, à couper celui de l’auditeur. [Laurent Bury]
4. Le si bémol de Jon Vickers dans Aida
Comme le fameux si bémol pianissimo placé à la fin de l’air de la Fleur, dans Carmen, un autre si bémol, noté pianissimo morendo, qui sert de note ultime à « Celeste Aida », suscite régulièrement la controverse et permet de diviser les ténors en deux catégories : ceux qui traduisent la nuance pp par « pleins poumons » et ceux qui s’efforcent de respecter les désirs du compositeur. Jon Vickers comptaient parmi les Radamès capables de ne pas brailler ce si chanté sur la syllabe « sol ». [Laurent Bury]
5. Le si de Montserrat Caballe dans Don Carlo
Surpris à la fin de l’opéra dans les bras de sa belle-mère et ancienne fiancée, Elisabeth, alors qu’ils échangent de chastes adieux, Don Carlos ne doit son salut qu’à l’intervention surnaturelle de son grand-père Charles Quint. Ce dernier surgissant de l’ombre entraîne l’Infant dans les tréfonds de son tombeau avant que les sbires de son père, le roi, n’aient le temps de le pourfendre de leur épée. Terrifiée, Elisabeth pousse un cri : « Grand Dieu » dans la version française de l’œuvre, « Oh Ciel » dans l’italienne. A New York en 1972, l’effet de cette scène déjà saisissante fut décuplé par la puissance et la longueur avec lesquels Montserrat Caballe projeta ce cri, un si naturel mais d’une intensité telle qu’il n’est plus possible ensuite d’écouter un autre finale de Don Carlo sans le trouver parcimonieux. [Christophe Rizoud]
6. Le contre-ut d’Alain Vanzo dans Les Pêcheurs de perles
On le sait, les notes les plus aimées du public, à l’opéra, ne sont pas toujours celles que le compositeur a écrites. Ces aigus extrapolés sont ceux que guettent les aficionados, et il faut avoir les épaules solides pour s’exposer à la déception que cause leur absence. Moins spectaculaire que le contre-mi à la fin du premier acte de La traviata, le contre-ut traditionnellement ajouté à la romance de Nadir a pour but de faire tourner la tête à l’auditoire, non par une démonstration de force, mais par sa suavité extrême. Et il n’est que trop facile de transformer le contre-ut en contre-sens, en le donnant fff comme c’est hélas parfois le cas. Aucun risque de ce genre avec Alain Vanzo : maître suprême de la nuance, il le glisse en falsetto, comme s’il s’éloignait sur la pointe des pieds… [Laurent Bury]
7. Le contre-mi bémol de Maria Callas dans Armida
En 1952 à Florence, Maria Callas s’empare du rôle d’Armida dans l’opéra de Rossini. Son interprétation, quasi définitive, culmine dans une scène finale où, affranchie de partenaires insuffisants, la soprano peut enfin restituer à l’enchanteresse toute sa grandeur tragique. Abandonnée par Rinaldo, Armida cède au désespoir le plus profond puis, dans un sursaut d’orgueil, exhorte les démons à saccager l’île qui abrita leurs amours. La note conclusive de cette scène de furie, un contre-mi bémol de plusieurs secondes, est évidemment anecdotique au regard de toutes celles qui précédent, d’une intelligence confondante tant elles semblent l’exacte émanation du texte. Cette note non écrite reste cependant indispensable – et par là même mémorable – pour résoudre l’insoutenable tension accumulée par un des plus grands moments d’opéra qui soient. [Christophe Rizoud]
8. Le contre-mi de Michael Spyres dans Les Martyrs
Que Michael Spyres soit capable de notes extrêmes n’est pas une révélation. La Toile vibre de ses prouesses, certaines plus ébouriffantes encore que ce contre-mi lancé à pleine voix lors de l’enregistrement de la version intégrale des Martyrs. Mais indépendamment de sa hauteur, l’incroyable dans cette note, c’est que d’une part on ne l’attend pas et que d’autre part elle survient, à l’issue d’une cabalette effrénée, sur des paroles éloquentes – « Dieu m’inspire » – comme si un esprit suprême prenait effectivement possession de la voix du ténor pour réaliser un de ces phénomènes surnaturels que l’on croyait réservés aux films de science-fiction. [Christophe Rizoud]
9. Le contre-si bémol de Mado Robin dans Lucia di Lammermoor
Ce pourrait n’être qu’un exploit pour lyricomane avide de performance, un record pour lecteur badaud du livre Guinness, un ultra-son pour écarter les moustiques dans les pays tropicaux. Ce ne serait en somme qu’un contre-si bémol, une des notes les plus hautes jamais émises par un chanteur d’opéra, si Mado Robin ne la lançait d’une voix pure et claire qui parachève l’image cristalline d’une Lucia angélique, déjà détachée du monde des humains, sylphide irréelle broyée par la folie des hommes. Il paraît que le curé de la Madeleine, entendant cette note phénoménale demanda « Madame, me permettez-vous de regarder dans votre gorge ? », ce à quoi Sacha Guitry, présent aux côtés de la cantatrice, répondit : « L’Abbé, mon ami, cette gorge est comme la grotte de Lourdes, il s’y produit des miracles. » [Christophe Rizoud]
10. Toutes les notes de Barbara Hannigan dans Le Grand Macabre
On sait que les talents d’actrice de Barbara Hannigan lui valent d’être l’égérie de divers metteurs en scène pour qui le jeu compte au moins autant que le chant, sinon davantage. La soprano canadienne a encore une autre corde à son arc, puisqu’elle est aussi capable de diriger un orchestre, et pas simplement dans des compositions classiques, prévisibles, pourrait-on dire. Non, Barbara Hannigan aime diriger en concert les compositeurs contemporains, notamment le digest élaboré par Ligeti à partir de son opéra, Mysteries of the Macabre. Elle dirige, elle chante en même temps une partition hérissée de suraigus inhumains. Le tout, déguisée de la manière la plus improbable, par-dessus le marché. C’est un tour de force qu’il faut avoir vu et entendu. [Laurent Bury]