Voici près de quarante ans que cet enregistrement attendait sa publication en CD. Continuant sa politique de réédition du fonds RCA, Sony Classic nous propose un repiquage de très grande qualité, très largement supérieur au trente-trois tours original.
Né en 1913 de parents Juifs émigrés de Bessarabie, Richard Tucker est remarqué pour ses qualités vocales et devient dès l’adolescence cantor de synagogue. Ténor fétiche du Metropolitan, au détriment de la composante européenne de sa carrière, Richard Tucker enregistre de nombreux opéras et récitals, ces derniers ayant également fait l’objet d’une réédition soignée. Le personnage d’Eléazar ne pouvait que fasciner cet artiste, qu’il interprète intégralement en concert pour la première fois au Carnegie Hall en 1964. Le ténor américain disposait d’une voix immense, à l’aigu spectaculaire et incisif, dont le disque a du mal à rendre compte. Enregistré en 1973, Tucker fait preuve d’une santé vocale étonnante avec des moyens quasiment inentamés. La voix est toujours aussi riche et l’aigu percutant. Les quelques résonances nasales du timbre sont ici moins gênantes que dans l’opéra italien. Dans ces quelques extraits, Tucker se pose déjà comme une référence : son effet murmuré sur « C’est moi. Moi. Moi qui te livres au bourreau » sera repris par Neil Shicoff par exemple. Ses dernières répliques avec Brogni donnent la chair de poule, d’autant qu’elles contrastent avec une interprétation sobre jusque là, et évitant l’histrionisme.
Un peu trop dédaignée par les maisons de disques, Martina Arroyo est ici dans la plénitude de ses moyens et on regrette de devoir se contenter de deux duos, sans son air. Le timbre est opulent, la voix aisée sur toute la tessiture, meurtrière. Les plus belles années d’Anna Moffo étaient derrière elle (rappelons cette autre belle intégrale des récitals RCA), mais cette session d’enregistrement la trouve en grande forme. La voix paraît un peu lourde pour le Boléro, pourtant couronné d’un contre-mi spectaculaire. Le timbre est idéale en revanche dans le duo avec Léopold où une certaine largeur est nécessaire dans cette situation dramatique d’affrontement. Les moyens de Bonaldo Giaiotti sont impressionnants, mais l’émission, un peu engorgée, peu surprendre. Enfin, le ténor Juan Sabaté est ici sans reproche, mais il ne reste pas grand chose de son rôle. L’ensemble des chanteurs parlent un français correct, parfaitement compréhensible mais avec de légers accents.
La direction d’Antonio de Almeida est également remarquable, le chef réussissant à construire une vraie ambiance dramatique et transformant ces extraits en autant de mini scènes (à tel point qu’on se prend à rêver que tout l’ouvrage a été enregistré !). Parmi les nombreux bonheurs de cet enregistrement, signalons les versions intégrales des deux duos de Rachel, qui nous font toucher du doigt le talent d’Halévy. Dans la scène entre Rachel et Léopold, les deux amants répètent trois fois « Ah! que ton cœur m’appartienne » mais à chaque fois, la résistance de Rachel, d’abord rebelle devant la trahison de Léopold, cède peu à peu pour que la dernière reprise traduise la communion de leur amour, ce que de Almeida rend parfaitement. De même, le duo de Rachel et Eudoxie perd de son côté « affrontement donizettien de rivales » quand les sections intermédiaires, moins mélodiques mais plus dramatiques, ne sont pas coupées.
La Juive attend toujours l’intégrale qui lui rendra justice, mais cette réédition est une belle fenêtre sur les beautés de l’œuvre.