Auteur de quatre opéras – L’Amour de loin (2000), Adriana Mater (2006), Émilie (2010) et Only the Sound Remains (2016) –, Kaija Saariaho est actuellement l’invitée du Festival Présences, à Paris jusqu’au 19 février.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les grands évènements du festival Présences ?
Les trois grands concerts orchestraux sont naturellement importants, les solistes et les chefs qui s’y produiront sont en effet des interprètes que j’affectionne particulièrement. Cependant, la majeure partie de ce festival est consacrée à la musique de chambre, et j’en suis très heureuse. Par exemple, le concert du samedi 11 février réunissait des instrumentistes ayant un lien fort avec ma musique : le violoncelliste Anssi Karttunen, la violoniste Jennifer Koh ou encore le pianiste Nicolas Hodges. Concernant la voix, il y a notamment le concert du Secession Orchestra, pour lequel j’ai réalisé une nouvelle version de mon cycle Quatre instants, chanté par la soprano Marisol Montalvo, et dans les concerts orchestraux, il y a la création française de True Fire par le baryton-basse Davóne Tines, avec lequel j’ai déjà travaillé, notamment pour mon dernier opéra.
C’est la deuxième fois dans l’histoire du festival que le compositeur à l’honneur est une compositrice. Comment percevez-vous votre condition féminine dans un milieu essentiellement masculin tel que la composition musicale ?
Quand j’ai commencé les études de composition, il est vrai que mon cas était assez rare. En revanche, les dernières décennies ont vu fleurir toute une génération de compositrices et de « cheffes » d’orchestre d’une qualité exceptionnelle. Cela ne veut bien sûr pas dire que les préjugés envers les femmes ont disparu, mais il s’agit malheureusement d’une situation qui ne se cantonne pas aux seuls domaines de la composition et de la musique contemporaine. Encore beaucoup de femmes sont victimes d’idées réductrices, il est donc important de le rappeler et d’agir dans tous les domaines pour que cette discrimination cesse enfin.
Vous êtes une compositrice qui s’est beaucoup consacrée à l’art lyrique. Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans ce genre musical ?
La voix humaine est un instrument à part, qui procède directement du corps humain, et c’est ce qui la rend aussi fragile, touchante et admirable. C’est un instrument qui est en plus nimbé de mystère, puisque certaines grandes voix semblent même défier les lois de la physique. Travailler avec des chanteurs est une expérience très enrichissante, puisque les personnalités et les parcours que l’on croise sont tous différents, et que le travail de chacun sur sa voix et son corps est toujours unique. Enfin, les œuvres pour voix s’appuient souvent sur un texte littéraire qui est une source d’inspiration importante pour le compositeur. La voix transmet ce texte, en ajoutant une dimension supplémentaire à la musique. Cette dimension verbale, avec ses idiomes, que les autres instruments ne peuvent pas transmettre, me touche aussi particulièrement.
Comment envisagez-vous ce travail littéraire de la composition d’une pièce vocale ?
Le travail sur le texte est à chaque fois un peu différent. Dans le cadre de l’opéra, j’ai jusqu’à présent toujours travaillé très étroitement avec le librettiste de la pièce, sauf pour mon dernier opéra Only the sound remains, puisqu’il est inspiré de deux pièces du théâtre Nō japonais adaptées par Ezra Pound. Le texte est très concis, je l’ai trouvé idéal pour un livret et n’ai pas eu à le retravailler en profondeur. Pour les autres opéras, j’ai échangé très régulièrement avec le librettiste, qui pour les trois premiers était Amin Maalouf, si bien que le texte a été finalisé au fur et à mesure de la composition de l’œuvre. En ce qui concerne les pièces de concert, je procède souvent par collages de textes existants. Prenons par exemple la dernière, True Fire, interprétée dans le cadre de ce festival. C’est la première fois que me consacre à un cycle chanté pour voix d’homme. J’ai cherché des textes différents de ceux que j’utilisais d’habitude, car il s’agissait dans mon esprit d’une étude autour de l’esprit masculin, ses pensées et émotions. J’ai pour cela travaillé avec le metteur en scène et dramaturge Aleksi Barrière (aussi mon fils, mais cela n’empêche pas des relations très professionnelles) qui m’a proposé un choix de textes auxquels je n’aurais tout simplement pas pensé.
A quoi réfléchissez vous quand vous écrivez pour la voix ?
De la même manière que pour mon écriture instrumentale, je pense à la voix de manière très physique. J’imagine donc note par note le placement de chaque geste dans le corps et la tessiture de l’interprète. Ainsi, les voyelles et leurs résonances sont souvent au centre de mes préoccupations lorsque j’écris. Le travail sur le rythme est aussi central pour moi, afin de rendre intelligible le texte que j’ai choisi. J’esquisse souvent des lignes mélodiques et rythmiques ou des cellules que je teste ensuite afin de vérifier si elles sont cohérentes avec l’idée que je veux transmettre.
En regardant votre discographie, on réalise que vous tissez des liens particuliers avec vos interprètes. Comment cela se passe-t-il pour la voix ?
Il est vrai que je pense souvent à certains types de voix quand je compose. J’ai ainsi écrit trois œuvres vocales pour Karita Mattila: Quatre instants, Mirage et Emilie. Mais après, je ne suis pas du tout opposée à ce que ces œuvres soient interprétées par d’autres chanteuses. Ainsi, les Quatre instants ont été interprétés (moyennant quelques ossias) par des voix aussi différentes que celles de Karita, Karen Vourc’h ou encore Barbara Hannigan. Cela ne veut pas dire que ce fut naturel pour moi au le départ. A un moment, j’ai écrit plusieurs pièces pour Dawn Upshaw. Sa voix si particulière m’a beaucoup inspiré et j’écrivais spécifiquement pour sa voix. D’entendre ensuite la même musique chantée par d’autres m’a intrigué. Mais je me suis maintenant habituée à cela, et je trouve formidable le fait que la musique vive sa vie, et que chaque chanteur puisse apporter sa personnalité à la pièce.
Vous êtes à l’affiche de la saison prochaine de l’Opéra de Paris, avec la création française de Only the sound remains. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette évènement ?
C’est une œuvre construite sur deux pièces du théâtre Nō, les deux ayant un synopsis similaire, un peu comme deux variations sur le même thème. Elles racontent chacune la rencontre entre un humain et un être surnaturel: un spectre dans la première, et un ange dans la seconde. Ce sont à chaque fois des paraboles très métaphoriques et assez abstraites, pouvant s’interpréter à différents niveaux, et c’est cette ambiguïté du message qui m’intéresse beaucoup dans ces histoires. J’ai confié aux rôles surnaturels la voix de Philippe Jaroussky, et les rôles humains à Davóne Tines. Au départ, je pensais ne confier que le spectre à Philippe, mais c’est lui qui a proposé de chanter les deux, et je dois dire que son idée est très bonne, car elle équilibre bien mieux la soirée. A ces deux chanteurs s’ajoutent un quatuor vocal et sept instrumentistes. Afin de pouvoir faire sonner un effectif aussi intimiste dans une salle comme Garnier, j’ai recours à l’électronique de manière assez intensive, avec un dispositif spatialisé et en temps réel.
Comment fusionnez-vous voix et électronique ?
Dans le cas de la voix, je ne fais jamais de traitement lourd de l’électronique masquant la voix, que j’aime trop pour de la cacher derrière un dispositif déformant. Pour Only the sound remains, j’ai ainsi entouré la voix de Philippe avec des formes de « cloches » ou créé un halo autour afin de la faire sonner comme une voix « d’ailleurs », ou bien transposé pour créer des textures graves qui la suivent comme des ombres. Même si je pousse mes recherches dans ce domaine un peu plus loin que d’habitude, le fil rouge reste la voix humaine, sur laquelle vient se greffer l’électronique.
Beaucoup de compositeurs considèrent de nos jours l’opéra comme un genre daté, contraignant, voire même dépassé. Quel est votre point de vue là-dessus, en tant que compositrice particulièrement prolifique dans le répertoire scénique ?
Cela dépend de la définition que l’on donne de l’opéra. D’un côté, je peux comprendre ce point de vue car j’ai aussi pensé cela à un moment. Il est vrai que travailler avec des institutions très rigides, gourmandes en temps et en argent et de devoir parfois se confronter avec des chanteurs aux personnalités un peu trop fortes peut rebuter de nombreux compositeurs au premier abord. Cependant, je pense aussi que l’opéra peut être un lieu inspirant de rencontres des différentes formes d’art et des artistes. Concernant le contenu, si l’opéra tourne souvent autour des thématiques de l’amour et de la mort, c’est bien sûr aussi parce qu’elles ont toujours été au centre des préoccupations de tous les êtres humains. L’opéra se distingue d’une pièce de concert car il permet une identification aux personnages que la forme du concert n’offre pas. La narration, avec la mise en scène, crée cette possibilité d’intimité du public avec la musique.
Vous semblez également vous intéresser à des formes hybrides (Only the sound remains, La passion de Simone, mais aussi les suites de vos opéras). Comment analysez-vous ces tentatives d’approche et de contournement de la forme scénique ?
Il s’agit en fait à chaque fois d’aborder les choses autrement pour élaborer une nouvelle expérience musicale. En m’attelant à L’Amour de loin, je pensais que ce serait mon seul opéra. Or, cette collaboration avec d’autres artistes m’a tellement appris que j’ai voulu continuer et approfondir le travail dans ce domaine, et c’est ainsi qu’est née Adriana Mater. J’ai ensuite été approchée par Peter Sellars pour écrire La Passion de Simone. Simone Weil est une philosophe si importante pour moi que j’ai voulu écrire quelque chose tenant davantage de l’oratorio, notamment afin de mieux contraster par rapport à Adriana Mater, que je venais tout juste de compléter. Vint ensuite le défi du monodrame Emilie, qui fut aussi conçu comme une performance particulière pour Karita Mattila. Avec Only the sound remains, j’ai ensuite essayé de répondre à trois questions : comment écrire un opéra en anglais ; comment écrire pour contre-ténor et comment intégrer l’électronique dans une œuvre scénique. A chaque fois que j’écris un opéra, je cherche donc à redéfinir le cadre et ainsi à me renouveler.
Vous êtes une compositrice finlandaise, mais avez vécu la majeure partie de votre vie à Paris. Comment voyez-vous cette synthèse de deux influences ?
Ces deux cultures font tellement partie de moi que je ne le remarque même plus. J’ai été élevée dans une famille très finlandaise et probablement une grande partie de ma musique puise son inspiration dans mon enfance et mon pays natal. Mais l’esthétique française m’a rapidement attiré, et cela fait maintenant tellement longtemps que je vis en France, que les influences se sont interpénétrées, et que je ne peux plus vraiment bien me rendre compte de ce qui est français et de ce qui est finlandais en moi.
Quel regard rétrospectif jetez-vous sur votre propre production et comment envisagez-vous l’avenir ?
J’espère bien sûr que le métier est rentré dans mon écriture [rires]. En composition, ce n’est qu’en écrivant que l’on peut avancer et j’ai donc une connaissance que je n’avais pas lors de l’écriture de mes premières œuvres. Je pense aussi appréhender la musique avec encore plus de respect qu’avant. En revanche, la flamme qui me pousse à écrire depuis trente ans n’a pas disparu. S’y est seulement ajoutée la reconnaissance du public et des musiciens qui jouent mes œuvres très régulièrement, et c’est quelque chose dont je suis très heureuse.
Quand on me demande si je sais dans quelle direction je vais musicalement dans mes prochaines œuvres, je suis souvent incapable de donner une réponse, car j’avance seulement en fonction d’un sentiment de nécessité. En ce moment, j’ai un projet d’opéra qui va m’occuper pendant quelques années, mais je ne veux pas pour autant abandonner la musique de chambre. Je continue donc à composer comme je l’ai toujours fait, en fonction purement de ce que j’ai besoin et envie d’écrire, et c’est ce qui m’apporte le plus de satisfaction.