Parmi les innombrables productions artistiques ayant été victimes de la crise Covid, figure cette Clémence de Titus rouennaise. Prévue puis retirée de l’affiche, elle est sauvée in extremis par un enregistrement studio arraché de haute lutte – et paru, le mois dernier, chez Alpha. Le disque comme les représentations en version de concert données ces derniers jours permettent de mesurer ce que nous aurions perdu si cette annulation se fût avérée définitive. Car le chef d’orchestre Ben Glassberg possède comme peu ce Mozart tardif (il excellait déjà dans La Flûte Enchantée en juin dernier). Empoigné, vif, mordant, l’orchestre claque et vibre sans jamais oublier le phrasé ni le lyrisme. Les contre-chants des altos dans l’ouverture, la grandeur tragique du final du I, qui nous mène en plein Requiem, la fiévreuse ponctuation du grand chromatisme de « Deh per questo instante » sont autant de moments qui témoignent d’une lecture authentiquement superlative, marquée par un souci constant de l’équilibre musical et un sens très sûr de l’intensité dramatique. Et quand les musiciens répondent si parfaitement au moindre geste, à la moindre intuition du chef, quand le Chœur Accentus offre à chacune de ses interventions un tel relief vocal, on obtient une interprétation tellement aboutie qu’on souhaiterait que tous les mélomanes qui persistent à considérer La Clémence comme un Mozart mineur puissent l’entendre jouée ainsi.
… Et chantée ainsi ! La distribution réunie ce soir reprend une bonne part des chanteurs présents sur l’enregistrement, à l’exception notable du rôle éponyme. La culture baroqueuse d’Ed Lyon l’aide à composer un empereur jeune de timbre, souple dans les vocalises. Jamais ce personnage, que l’on pourrait croire enfermé dans sa tour d’ivoire magnanime, n’a semblé aussi peu monolithique. De même, Simona Saturova fait tout son possible pour sortir Vitellia de la caricature d’affreuse arriviste où on aurait de bonnes raisons de la laisser. Les doutes, l’angoisse, et même une sorte de tendresse apitoyée transparaissent avec une force inhabituelle dans le petit trio qui précède la fin du premier acte, et dans un « Non piu di fiori » d’autant plus vaillant qu’en ce soir de demi-finale de la Coupe du Monde de football, les pétards dans la rue voisine commençaient à faire à l’orchestre une rude concurrence. L’aisance de la chanteuse sur tout l’ambitus de ce rôle meurtrier fera du reste passer pour négligeables les quelques tensions dans le haut-registre. Son Sesto, lui, n’appelle que des éloges : le timbre sombre et parfaitement projeté d’Anna Stéphany suffiraient déjà à dessiner un personnage parfaitement crédible, à la fois fougueux et velléitaire. Mais c’est sans compter la précision des vocalises, la finesse des nuances, la conduite de la ligne de chant et la maîtrise du souffle qui font de la moindre intervention de ce Sesto un grand moment de musique et de théâtre. Annoncées toutes deux souffrantes, Chiara Skerath et Victoire Bunel n’ont pas démérité, la première, Servilia dont la vivacité frôle parfois l’affectation, la seconde, Annio fier et véhément, et il n’est pas jusqu’au court rôle de Publio qui, sous la voix noire et mordante de Luigi De Donato, n’ait contribué à faire de cette représentation une grande soirée mozartienne !