Ce qu’il faudra retenir de cette deuxième journée du Ring berlinois 2022, c’est le plateau vocal hors norme, un plateau comme aujourd’hui peu de maisons peuvent en proposer. Il n’y a pas beaucoup de personnages dans Siegfried, huit précisément, et tous les huit ont livré une prestation quasi parfaite. Même Victoria Randem, qui jouait le Waldvogel (l’oiseau de la forêt) n’a jamais failli dans les aigus acrobatiques, mais, et ce sera notre seule réserve, la voix nous a semblé un peu surdimensionnée pour un rôle que, rappelons-le, Wagner réservait à un jeune garçon (on a fini par renoncer à cette tradition au regard de la difficulté de la partition).
Nous ne boudons pas notre plaisir de retrouver en Erda une Anna Kissjudit au rôle cette fois-ci moins marquant que dans Rheingold. Mais la séduction de la voix est toujours là car le grave est toujours autant habité, et habité d’une majesté rare. Hâte de réentendre cette jeune femme qui a ouvert de belles perspectives.
Le Mime de Stephan Rügamer avait laissé entendre de belles choses dans son court rôle du Prologue. Cette-fois, il est à la manœuvre pendant tout le I et une bonne partie du II ; et il confirme tout le bien qu’il faut penser de l’acteur tout d’abord, qui joue un Mime tout aussi vil que perfide, et de la voix, parfaitement taillée pour le rôle : des aigus grinçants, un médium très présent et juste ce qu’il faut de percussion.
Pour Johann Martin Kränzle en Alberich, il s’agit du deuxième Ring berlinois (il était en effet de la partie en 2010 dans la version Barenboim/Cassiers). Il avait aussi rencontré un beau succès dans Rheingold. Son personnage est moins fringant ; les années ayant passé, il est aujourd’hui un vieillard asthmatique, se déplaçant en déambulateur, et qui a perdu de sa superbe. La voix, elle, n’a rien perdu de son mordant, de son tranchant, et la première scène du II avec Wotan où tous deux se retrouvent comme des anciens combattants affaiblis, est une des plus réussies de la soirée.
© Monika Rittershaus
Le Fafner de Peter Rose, dragon devenu pour les besoins de la cause un dangereux et furieux détenu d’un hôpital psychiatrique, flanqué de deux gardiens qui lui maintiennent la camisole, possède tout ce qu’il faut de caverneux dans les graves pour rendre crédible, voire effrayant son personnage.
Et puis il y a le trio magique. On retrouve Michael Volle en Wanderer dans la même forme que dans Walküre ; on ne sait du reste s’il faut louer davantage l’acteur ou le chanteur, tant la crédibilité du premier n’a d’égal que la maitrise musicale du second. Le rôle est peut-être un brin moins exigeant que le Wotan du III de Walküre, mais l’aisance est tout aussi confondante. Volle, il faut le redire, est aujourd’hui au sommet de son art : expressivité, profondeur, puissance et chaleur, tout cela pour le même prix !
Il faut attendre la dernière scène du III pour revoir la Brünnhilde d’Anja Kampe. Mais l’attente vaut la peine : quelle intensité en effet dans ce duo qui aurait dû culminer en duo d’amour avec Siegfried, nous y reviendrons. La voix est parfaite de rondeur, de puissance et l’engagement fait frémir. Quelle belle partenaire de scène pour le Siegfried d’Andreas Schager, tant attendu ce soir. Schager, on l’imaginait, se joue de ce rôle XXL avec la gourmandise qui n’est plus un secret ; et pourtant la partie n’est pas aisée, la faute à tout ce qu’on lui impose comme jeu de scène tout au long de la partie. Vocalement, Schager est plus Heldentenor que jamais, il dévore les fortissimi à pleines dents et les livre à nos oreilles médusées.
Ce qu’il faudra retenir aussi, c’est un orchestre de la Staatskapelle cette fois-ci quasi impeccable. Mieux que cela, la « patte » de Christian Thielemann est plus présente que jamais. Il impose tout d’abord un tempo ralenti, particulièrement au I, premier acte dont il donne une vision chambriste bienvenue. Les disputes incessantes entre Siegfried et Mime, la scène des énigmes entre le Wanderer et Alberich, tout cela est rendu sur le ton de la conversation et l’idée est séduisante. Et puis, pour la suite, à partir de la scène 3 du I et jusqu’au final de l’œuvre et sa tonalité solaire de do majeur, la machine orchestrale se met en ordre de bataille et c’est à un délice sans nom qu’elle nous invite, et plus particulièrement dans les pupitres des vents. La palette des couleurs est infinie et la précision sans défaut. Oubliées donc les quelques réserves que nous émettions pour les deux premiers opus.
Ce qu’il faudra retenir enfin, mais pour la moins bonne part cette fois, c’est la proposition de Dmitri Tcherniakov, que nous ne pouvons pas suivre entièrement, c’est peu de le dire.
Il y a d’abord un certain nombre d’incohérences, qui finissent, au fur et à mesure que l’action évolue, par devenir criantes.
Siegfried est présenté dans l’inévitable vidéo projetée pendant le prélude, comme un enfant gâté et pour autant malheureux, vivant au milieu de ses innombrables jouets. Ce sont ces mêmes jouets que l’on retrouve dans sa chambre au lever de rideau. Nous sommes dans l’appartement de Mime et de son fils adoptif Siegfried, le même appartement occupé dans Walküre par Sieglinde et Hunding (!).
Le temps a passé depuis le volet précédent : tous les personnages ont vieilli d’une bonne vingtaine d’années, sauf Brünnhilde qui, au III, est installée par son père dans le « laboratoire du sommeil », après qu’elle ait dessiné sur les parois de plexiglas, les flammes du cercle de feu. On se demande bien pourquoi il était nécessaire de répéter, en la transformant fortement toutefois la scène finale de Walküre.
Wotan a cédé son entreprise à un triumvirat de femmes, mais il revient fréquemment, pour les surveiller, les conseiller, les espionner peut-être. Il est du reste quasi omniprésent en spectateur, comme s’il veillait au bon déroulement de l’ensemble. Dans un placard de son ancien bureau il a conservé une…lance qu’il brisera lui-même à la fin de la confrontation avec son petit-fils Siegfried, à la scène 2 du III. Ce n’est pas l’épée Nothung qui brisera la lance car l’épée ne sera jamais reconstituée. Au I en effet, Siegfried ne forge pas Nothung à partir des deux morceaux, mais…brûle l’ensemble de ses jouets, ce qui nous laisse espérer qu’il symbolise par là la sortie de l’enfance. Que nenni, la suite nous l’apprendra.
© Monika Rittershaus
L’épée, toujours brisée en deux, est remisée dans le sac à dos de Siegfried et c’est elle qui tue Fafner. Pas d’épée reconstituée donc, pas d’anneau non plus.
Il y a surtout, dans le parti pris de Tcherniakov le terrible sentiment qu’il nous prive volontairement du duo d’amour entre Siegfried et Brünnhilde. A force de pousser la démonstration jusqu’au bout, à force de faire de Siegfried un objet d’étude expérimentale en 6 phases explicitées sur un tableau d’affichage, qui lui enlève tout sentiment amoureux et le prolonge dans une enfance qui n‘en finit pas, non seulement Tcherniakov supprime toute la poésie de ce magnifique duo mais, et c’est bien plus lourd de conséquences, il entre en collision frontale avec le texte chanté lui-même qui dit, avec une formidable ferveur et une pure beauté littérale, certes surannée, mais tellement envoûtante, toute la gamme des sentiments amoureux et la fougue qui s’installe peu à peu entre les deux amants et qui finit par les réunir. Tout cela passe à la trappe. Seule Brünnhilde est amoureuse ; elle quitte le « laboratoire du sommeil » lorsqu’elle se rend compte qu’elle est véritablement éprise de Siegfried (et l’idée de changer de décor au moment où changent ses sentiments, se tient bien), mais Siegfried reste jusqu’au bout ce sale gamin insupportable qui rit de tout et se moque des sentiments de sa belle.
© Monika Rittershaus
Un déséquilibre très inconfortable s’installe alors sur scène, qui ne se résoudra jamais et une frustration évidente naît chez le spectateur qui se sent floué et privé de ce qui aurait dû être l’un des moments les plus poignants de la Tétralogie.
La suite – et fin – du Ring nous dira si Tcherniakov finit par nous convaincre de la pertinence de sa proposition. Pour le moment, le doute est de mise.