L’anecdote est connue et n’a rien d’apocryphe. A la date du 2 juin 1875, le concierge de l’Opéra-Comique note dans son registre qu’au troisième acte de la représentation de Carmen, Mme Galli-Marié s’est évanouie à l’issue de la scène des cartes. Et lorsqu’elle a repris connaissance, la titulaire du rôle-titre, qu’elle a créé trois mois auparavant, a expliqué qu’elle avait vu dans les cartes que Bizet était mort. Vision à peine prématurée car le compositeur trouvera effectivement la mort dans la nuit du 2 au 3 juin, peu avant 3 heures du matin, des conséquences d’une baignade dans les eaux un peu trop froides de la Seine. On nageait donc dans Paris au XIXe siècle ? Peut-être, mais en l’occurrence, c’est à Bougival que Bizet aimait à pratiquer la natation.
A Bougival, Georges Bizet avait trouvé une maison à louer, au pied d’une boucle de la Seine. C’est là qu’il s’était retiré quelque temps auparavant afin d’orchestrer à toute vitesse Carmen, que l’Opéra-Comique a décidé de mettre en répétitions. En trois mois, il produit mille deux cents pages de partition d’orchestre, et la création peut avoir lieu le 3 mars. Elle connaît un échec retentissant. Vers la fin du printemps, Bizet quitte à nouveau son appartement parisien pour aller se consoler en nageant dans la Seine. Décision fatale : le 29 mai, il souffre d’une crise aiguë de rhumatisme articulaire, et quelques jours après, d’une rupture d’anévrisme.
La maison de Bizet au XIXe siècle © DR
Près d’un siècle et demi plus tard, cette maison est désormais à vendre, après avoir appartenu depuis 1982 à une famille qui vouait un véritable culte à Bizet, allant jusqu’à écouter rituellement Carmen chaque 2 juin en faisant en sorte que l’heure de la mort de l’héroïne coïncide avec celle du compositeur. C’est pour acquérir cette demeure que le grand public est invité à envoyer ses dons, mais il faut savoir que cet achat s’inscrit dans un cadre beaucoup plus large.
Créateur en 2000 de l’Association des Amis de Georges Bizet, qui organise à Bougival depuis 2008 des master-classes assurées par Teresa Berganza, le baryton espagnol Jorge Chaminé défend en effet l’ambitieux projet de créer un Centre Européen de Musique, dont la maison de Bizet ne serait qu’un des pôles d’attraction. L’idée est de réunir la bâtisse à deux autres constructions situées de l’autre côté de la route : le pavillon Directoire de Pauline Viardot et la datcha d’Ivan Tourgueniev. Bizet et Viardot étaient voisins à Paris, rue de Douai, mais ils l’étaient aussi dans leur villégiature campagnarde, et la grande Pauline attirait chez elle toutes sortes d’intellectuels et d’artistes (on sait notamment quel rôle décisif elle joua pour lancer la carrière de Gounod ou celle de Massenet). Entre le « Domaine des Frênes », où résidaient le couple Viardot et le romancier russe, et la maison que loua Bizet en 1875 s’étend un vaste terrain où verra le jour un « Espace Carmen » incluant un espace d’exposition, un studio d’enregistrement et une salle de concert. Par ailleurs, la ville de Bougival prévoit un tunnel qui fera judicieusement disparaître les voitures et camions et permettra de parcourir sans obstacle la totalité du site.
A terme, le Centre Européen de Musique ambitionne de devenir « un lieu vivant, moderne, tourné vers l’avenir et porteur des valeurs humanistes emblématiques de la culture européenne ». Passerelle reliant le XIXe siècle au XXIe, le CEM revendique une dimension européenne liée à la présence à Bougival d’un compositeur français fasciné par la musique espagnole, d’une cantatrice d’origine espagnole qui fit une carrière internationale et d’un romancier russe qui vécut longtemps en France. Il doit devenir « un lieu transversal de référence et d’étude sur la musique du XIXe, ouvert également à d’autres disciplines (littérature, arts visuels, histoire, philosophie, théâtre…) ». Les liens entre médecine et musique devraient être privilégiés, puisqu’il est question d’un « centre de recherche sur les neurosciences et plus particulièrement sur les liens entre musique et cerveau ».
Avant d’en arriver là, des travaux considérables seront nécessaires, et pas seulement pour transformer la maison de Bizet en espace muséologique et en résidence d’artistes. La maison de Pauline Viardot, avec son plafond peint, ses fresques pompéiennes et ses stucs, est en piteux état. Elle n’est plus habitée depuis les années 1950. Après avoir d’abord accueilli les master-classes de Teresa Berganza, elle est actuellement fermée au public car son délabrement ne permet plus d’assurer la sécurité des artistes invités.
La maison de Pauline Viardot © DR
L’opération jouit d’ores-et-déjà du soutien d’Europa Nostra, fédération européenne du patrimoine culturel dont Plácido Domingo est le président, ONG réunissant plus de 450 associations, reconnue par l’UNESCO comme partenaire avec rôle consultatif.
Si vous voulez aider le futur Centre Européen de Musique à acheter la maison de Bizet et à atteindre ses objectifs, vous pouvez faire un don sur la plateforme dartagnans.fr, agence de financement participatif fondée en 2015 et spécialisée dans les projets culturels, patrimoniaux et touristiques.