Image touchante et drôle : Leonardo García Alarcón, après les saluts de l’inaugural Orfeo, revenant avec une tablette tactile de régisseur et faisant la démonstration au public de la formidable installation acoustique de la Cité bleue, modifiable d’un simple mouvement de doigt, et demandant au public de claquer dans ses mains pour entendre une réverbération de 1,5 seconde, puis de 2 secondes, avant de revenir à zéro (Ooooh ! consterné dans la salle), puis de pousser jusqu’à 3,8 (« Notre-Dame de Paris », dit-il…) et LGA d’esquisser alors un Kyrie eleison…
Ce système sonore Constellation élaboré par la Cie américaine Meyer Sound, consiste en trente-deux micros suspendus un peu partout et cent-cinquante enceintes acoustiques grandes ou petites sur les murs, sous le balcon, tout autour du public. Il s’agit de modifier la perception sonore en temps réel, et de façon absolument imperceptible. Aucune impression d’artificialité (en tout cas pour les oreilles du signataire).
Et LGA d’insister sur le fait que le son ne perd rien de ses qualités : ni les timbres, ni les couleurs, ni la dynamique, ni les attaques, ni l’articulation, ni l’équilibre des instruments et des sonorités. La réactivité du système étant telle qu’aucun décalage n’est perceptible.
Cette Cité bleue, qui porta longtemps le nom de Salle Patiño, c’est un bâtiment de forme octogonale, béton gris et reliefs abstraits en façade, construit en 1968 à l’entrée de la Cité universitaire de Genève. Elle connut des destins multiples. C’est là que naquit Contrechamps, institution vouée à la musique contemporaine (Nono, Ligeti, Berio, Stockhausen passèrent là). On y entendit quelques monstres sacrés du jazz, Archie Shepp, Sun Râ, Mingus. Le Centre d’Art Contemporain y invita Buren, Philip Glass, John Cage, Sol LeWitt ou Trisha Brown… Pendant cinq ans elle accueillit les créations théâtrales joyeuses et poétiques du Teatro Malandro d’Omas Porras… En 1996, c’est une exposition consacrée à Yves Klein qui lui valut d’être rebaptisée Cité bleue.
Efficacité helvétique (et généreux mécènes)
On avait visité le chantier en novembre 2022, il n’y avait pas de toit, on pataugeait dans les flaques entre des murs de béton brut. Les architectes Pierre Bosson et Stéphane Agazzi dévoilaient leur plan, LGA évoquait joyeusement l’ouverture en mars 2024 (on avait du mal à le croire) et son projet multi-musiques, la merveille acoustique qu’on y installerait et la carrière inattendue de directeur d’institution qu’il entamerait pour ses quarante-cinq ans (chose qu’il envisageait vaguement jusqu’alors pour ses soixante-cinq).
Contre toute vraisemblance, l’efficacité suisse a tout mené à bonne fin et à date dite : une scène modulable de forme triangulaire, un espace public avec balcon, plus large que profond, d’où une impression de proximité avec les artistes, une intimité chaleureuse, une fosse d’orchestre sur vérins, rare dans une salle de concert de cette taille (trois cents places), sans parler d’espaces annexes bien pensés (studio de répétition, lieu pour un programme dense d’activités pédagogiques, espace de stockage d’instruments à température et hygrométrie contrôlées), une ambiance assez sombre animée par de belles structures en bois clair.
Ouverture à la création
Si ce sera désormais l’ancrage de Cappella Mediterranea (et si la musique ancienne et baroque y trouvera exactement les volumes -et les ambiances sonores (d’un salon à Mantoue à St Thomas de Leipzig…) qu’il lui faut), LGA veut que ce lieu soit ouvert d’abord aux créateurs/créatrices et compositeurs/compositrices d’aujourd’hui, libre à elles et eux de lui inventer de nouvelles destinées.
Lors d’une journée portes ouvertes qui accueillit des centaines de curieux, on entendit le bandonéon de William Sabatier que le Chœur de chambre de Namur chanter l’anonyme Hanacpachap cussicuinin, première partition imprimée dans le Nouveau-Monde en 1631, manière d’hommage à Gabriel Garrido dont LGA fut jadis l’assistant. Et Cédric Pescia joua Chopin sur un Steinway flambant neuf choisi tout exprès à Hambourg par Nelson Goerner (grâce à un généreux mécène, l’un de ceux qui rendirent possible ce projet aussi coûteux qu’ambitieux -budget dix-sept millions de francs suisses).
Où l’on voit que la Suisse et Genève sont définitivement un autre monde. Et Leonardo García Alarcón de citer Borgès : « Genève est le lieu le plus propice au bonheur ». Une phrase qu’il reprend largement à son compte, lui qui, venu d’Argentine pour travailler le clavecin avec Christiane Jaccottet, y a trouvé le sien.
C’est avec un Gracias très ému qu’il termina son speech d’introduction. Gracias à Genève, gracias a la vida...