Pour le Centre de musique baroque de Versailles, l’année 2020 s’ouvre sous le signe de Rameau. Après avoir donné Dardanus dans sa version de 1744 à Budapest avec l’Orfeo Orchestra dirigé par György Vashegyi, le grand projet était, à Paris, cette fois, Acante et Céphise, qui n’a jamais été redonné en France depuis sa création à Versailles en novembre 1751. Les trois reprises modernes de l’œuvre ont eu lieu dans le monde anglophone : la première en novembre 1983, pour la BBC, avec The English Concert dirigé par Trevor Pinnock, la distribution franco-anglaise incluant Anne-Marie Rodde et Jean-Claude Orliac Jennifer Smith et Stephen Varcoe ; la seconde en mars 2012, toujours à Londres avec le spectacle monté par University College Opera, avec notamment Kevin Greenlaw en Oroès ; la dernière en octobre 2017 à Charlottesville, en Virginie, avec l’ensemble Early Music Access Project. Benoît Dratwicki, directeur musical du CMBV, nous aide à comprendre pourquoi Acante et Céphise est resté dédaigné aussi longtemps…
Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps ? En 2014, lors de la grande année Rameau, Sylvie Bouissou avait inclus ce titre parmi les ouvrages qui méritaient d’être remontés, avec d’autant plus d’intérêt qu’il s’agissait du premier volume de l’édition monumentale Rameau auquel elle avait participé, en 1998. D’autres partitions négligées avaient alors repris vie, comme Les Fêtes de Polymnie, Le Temple de la gloire, mais pas Acante et Céphise. L’œuvre semble avoir notamment pâti de son appartenance au genre de la pastorale héroïque. « A la fin des années 1740, Mlle Lemaure ayant pris sa retraite, Marie Fel devient première chanteuse à l’Académie royale de musique. Ni elle ni le ténor Jélyotte ne sont vraiment convaincants dans le grand registre tragique, et s’illustrent plutôt dans le demi-caractère, dans la tendresse plutôt que dans la grandeur. C’est alors que la pastorale héroïque revient à l’honneur, et Rameau écrit notamment Zaïs (1748), puis Naïs (1749) ». De fait, c’est seulement ces dernières années que ce type d’œuvre a retrouvé droit de cité, car on leur a longtemps préféré les tragédies, aux enjeux dramatiques plus frappants. Certains chefs n’avaient pas envie de consacrer trop d’efforts à une « petite bergerie » comme l’était apparemment Acante et Céphise.
Sauf que cette partition de 1751 appartient à la meilleure période créatrice de Rameau, et que la partition en est d’une difficulté diabolique, avec notamment son étonnante ouverture à programme, pour laquelle le compositeur a voulu recréer en musique le déroulement des festivités données à Paris pour la naissance du duc de Bourgogne, avec feux d’artifice et coups de canon. « Avec Les Paladins, Acante et Céphise est l’une des partitions les plus complexes de Rameau, dans l’interpénétration des récitatifs accompagnés, petits airs, ariettes, airs avec chœur et danses. Davantage que dans Zoroastre ou dans Les Boréades, on y trouve ces constructions en grande forme qu’il ne pratique qu’à partir de 1745 ».
Alors, la faute au livret, peut-être ? Il est signé de Jean-François Marmontel, alors très jeune, et qui venait de fournir à Rameau le texte de La Guirlande. Une quinzaine d’années plus tard, Marmontel se ferait connaître comme librettiste de Grétry et comme adaptateur de Quinault (Atys et Roland de Piccinni, Persée de Philidor seront composés sur des livrets « marmontélisés »). Certes, Acante et Céphise est une œuvre de circonstance, qui célèbre la naissance du fils du Dauphin et de Marie-Joseph de Saxe (ce même Dauphin dont les premières noces, en 1745, avaient valu à Rameau la commande Platée, du Temple de la Gloire et de La Princesse de Navarre). Marmontel décide néanmoins de se dispenser du prologue de rigueur, expliquant dans sa préface qu’il préfère garder le traitement allégorique de la naissance de l’enfant royal pour la conclusion de son livret. Que raconte donc cette pastorale héroïque ? Acante (ou Achante, ou Acanthe, selon les versions) et Céphise s’aiment, mais Oroès, génie du mal, veut les séparer. La fée Zirphile, incarnation du bien, n’a pas les pouvoirs nécessaires pour l’en empêcher, mais offre aux deux tourtereaux des « bracelets sympathiques », autrement dit des appareils permettant la télépathie ! (l’œuvre est sous-titrée « ou la Sympathie », c’est-à-dire la communication télépathique). Après moult épreuves traversées par Acante et Céphise, la fée leur annonce qu’elle a retrouvé ses pouvoirs. Le bien peut se répandre sur l’humanité, et « Vive la race de nos rois ».
Pour Benoît Dratwicki, on aurait tort de balayer ce livret d’un revers de la main. « Bien sûr, il y a des moments un peu bavard, et se dit de prime abord que l’on a pas envie d’écouter de près ce texte où l’on va de ‘volage’ en ‘ramage’, mais en fait chaque phrase est importante. On croit avoir affaire à une conversation sans intérêt, mais si l’on se concentre un peu, on s’aperçoit que toutes les paroles ont leur importance ».
Dans sa préface, Marmontel avoue aussi avoir dû renforcer le décoratif, ces divertissements très longs, qui interrompent l’action, mais où Rameau mêle plus que jamais la danse et le chant, en demandant à ses interprètes de pratiquer les deux arts, et en écrivant de superbes musiques de pantomime. « Pour la première fois, dans l’orchestre, un rôle est expressément dévolu à la clarinette, alors que dans Zoroastre en 1749, elle pouvait encore être remplacée par un hautbois. C’est l’époque où arrivent à Paris des musiciens d’Europe centrale en ensembles constitués, en sextuor à vent, par exemple. L’Académie royale les invite comme surnuméraires. Pour Acante et Céphise, les clarinettes interviennent dans plusieurs danses ; elles ne deviendront courantes en France qu’après 1760. Pour l’occasion, le CMBV a fait construire six instruments en la, en ré et un ut, car Rameau utilise les trois tons dans sa partition. Et avec le diapason de 400 alors en vigueur à Paris ».
Passionné par cette œuvre, Alexis Kossenko tient à reconstituer les effectifs de l’Académie royale de musique : environ 55 instrumentistes, qui seront disposés comme à l’époque, ce qui signifie un bouleversement tous les points de repère devenus habituels depuis le XIXe siècle. Quant au continuo, il sera assuré d’un bout à l’autre par trois violoncelles, une contrebasse et un clavecin. Et bien sûr, un disque immortalisera ce concert qui s’annonce mémorable.