Le streaming a permis d’amener la musique classique dans tous les foyers de France et de Navarre. Avec un offre pléthorique, qui inspire plus volontiers l’indécision que la frénésie de découverte, voire – pire – le refus d’obstacle, les jeunes et les vieux peuvent compulser plus ou moins tout ce qui, un jour a été enregistré. Forumopéra a sélectionné deux plateformes parmi les plus qualitatives pour la musique classique, Qobuz et Apple Music et y a constaté l’absence de références indispensables.
Debussy | Pelléas et Mélisande | Herbert von Karajan (Warner) Il s’agissait, selon Herbert von Karajan, de son meilleur enregistrement. Et bien que le Pelléas de Richard Stilwell manque du bel idiomatique des tenants historiques du rôle, la Mélisande de Frederica von Stade, ardente et moirée, doit être étudiée par tout pelléolâtre digne de ce nom. C’est surtout le Golaud tellurique de José van Dam – alors au sommet de son art – bouleversant d’humanité, d’une lisibilité rare, qui nous manque. Comme son exclamation « une grande innocence ? » glace le sang. Inscrite au catalogue d’EMI, produite par l’immarsescible Michel Glotz, supervisée du point de vue de la prononciation par Jeannine Reiss, cette intégrale est pour l’instant absente la majorité des sites de streaming. (CDR) |
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Donizetti | Roberto Devereux | Sir Charles Mackerras (Westminster) Une malédiction poursuit le légendaire enregistrement studio de Roberto Devereux par Beverly Sills. Le coffret 33 tours était déjà introuvable dans les années 80, et on a vu des fans en venir aux mains pour s’emparer d’un exemplaire découvert dans l’arrière-boutique d’un disquaire de Montepulciano derrière une pile des grands succès d’Adriano Celentano. D’autres courraient les bas-fonds new-yorkais pour tenter de décrocher le Saint Graal entre deux barrettes de shit, un coffret grossièrement poinçonné parce qu’il était soldé. Miracle éphémère, un magnifique report en CD parut l’année 2000, incluant également deux autres enregistrements sublimes du soprano américain, Maria Stuarda et Anna Bolena : il est également introuvable aujourd’hui. Elisabetta est pourtant l’incarnation majeure de Sills, sans doute son meilleur rôle dont elle est peut-être la plus grande interprète. Elle le défendit au péril de sa voix, a priori trop légère. Son portrait de femme jalouse, pleine de fiel, est tout bonnement phénoménal. Son vibrato serré, si caractéristique de sa voix et qui peut parfois un peu gêner l’auditeur dans des rôles plus élégiaques, est ici mis au service de l’interprétation avec une incroyable intelligence. Au sommet de sa science belcantiste, Sills maîtrise de façon unique l’art de la colorature, enchainant vocalises, variations, ou suraigus, convoqués ici au service de la caractérisation du personnage, et non pas réduits à une vaine démonstration technique. Enfin, Beverly Wolff est une excellente rivale, le reste de la distribution est correct, et l’orchestre bien dirigé par Charles Mackerras qui insuffle à cet enregistrement une énergie digne de la scène. (JMP) |
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Gounod | Roméo et Juliette | Michel Plasson (EMI) Les enregistrements studio d’Alfredo Kraus sont hélas trop rares, et ne rendent d’ailleurs pas toujours justice à une voix qui fit frémir le public pendant plus de 40 ans. Ce n’est pas le cas de cet exceptionnel Roméo et Juliette, enregistrement qui faillit ne pas exister puisque le ténor espagnol fut, dit-on, appelé en catastrophe pour remplacer un confrère souffrant. L’incarnation d’Alfredo Kraus est d’une suprême élégance. Alliant l’art italien du belcanto et la finesse du ténor lyrique français, le ténor espagnol offre une composition admirable du jeune Roméo. Son « Ah ! Lève-toi, Soleil ! » touche au sublime. A ses côtés, Catherine Malfitano est une Juliette parfois un peu générique, et souvent enthousiasmante. Michel Plasson dirige une excellente équipe de seconds rôles et un orchestre de qualité, au son très français. A défaut d’intégrale disponible en streaming, on pourra apprécier le même duo au gala du centenaire du Metropolitan Opera. |
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Monteverdi | L’Orfeo | Gabriel Garrido (K617) Dans la discographie comparée réalisée par Jean-Christophe Henry pour Forumopera au début de ce siècle, L’Orfeo de l’argentin Gabriel Garrido arrivait en tête, loin devant les enregistrements-blockbuster de Harnoncourt (un autre absent des plateformes) et de Jacobs. L’insolence chromatique, la virtuosité vertigineuse de l’ensemble Elyma, la nymphe de Marie-Christina Kiehr, tout cela trouve des équivalences ailleurs, sous d’autres formes. Ce qui est unique, en revanche, c’est L’Orfeo de terre et de feu de Victor Torres ; la voix la plus ardente de la discographie, riche d’une infinité d’harmoniques. Garrido – édité par feu K617 – souffre d’une présence lacunaire sur les plateformes. Certains enregistrements sont disponibles, d’autres pas. Ses Monteverdi pourtant, sans exagération, font partie intégrante du patrimoine immatériel de l’art lyrique. (CDR) |
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Mozart | Don Giovanni | Nikolaus Harnoncourt (Teldec) Un Don Giovanni de plus, un Don Giovanni de moins, est-ce que cela compte vraiment ? Au sein d’une discographie pavée de références historiques, faut-il se plaindre s’il manque une petite pierre ? Oui, si cette pierre a été puissamment lancée par Nikolaus Harnoncourt pour fracasser l’image gourmée que l’on s’est trop longtemps faite des opéras de Mozart. Aussi peu Giocoso que possible, son Don Giovanni impose, dès une ouverture acérée, un sens dramatique incomparable. Les chanteurs se mettent au diapason de cet œuvre au noir : Thomas Hampson est le plus dangereux des séducteurs, Laszlo Polgar, un Leporello idéalement ambigu, tandis qu’Edita Gruberova et la jeune Barbara Bonney portent, sous la fraîcheur de leurs timbres, la douleur et la gravité de leurs personnages. Même Roberta Alexander, moins idoine, va au bout de sa voix pour faire une Elvira poignante. A vos platines ! (CT) |
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Mozart | Idomeneo, re di Creta | Sir John Pritchard (Decca) Un chanteur qui avait l’habitude de travailler avec Sir John Pritchard l’imitait tout affaissé sur son siège, comme endormi par le poids des ans et s’ébrouant tout à coup en demandant à ses chanteurs de bien vouloir se réveiller un petit peu. Rien de cette mollesse légendaire n’effleure dans cet Idomenee en mode Feux de l’amour, où tout le monde est une star et où le glamouromètre crève le plafond. Jugez plutôt : Gruberova, Popp, Nucci, Baltsa, Pavarotti. Pavarotti ? En Idomeneo ? Et puis quoi encore. Et pourquoi pas en Siegfried pendant qu’on y est ? Pourtant, une fois mis de coté le Fuor del mar le plus oublieux de vocalises de la discographie, il y a dans le chant de Pavarotti une dignité, un naturel, un soleil que lui envient tous ses collègues, à commencer par Placido Domingo auquel manquent — ô paradoxe — les moirures barytonales de son collègue modenois. Quant à Pritchard, il construit tout cela avec un panache insensé. Paru chez Decca dans un coffret luxueux, réédité en disque compact, l’enregistrement semble avoir totalement disparu des radars. |
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Rossini | L’Italiana in Algeri | Claudio Scimone (Erato) La légende dit que Marilyn Horne, qui était poursuivie de salle en salle par un hueur, entreprit un jour de descendre de scène en grande apparature de Tancredi pour aller pourfendre son contradicteur à la pointe de son glaive. Si rien ne documente cette anecdote, elle n’étonne pas tant le chant rossinien de Horne est tout enluminé de panache et de mordant. C’est donc grande tragédie que son Isabella, incontestablement la plus fabuleuse de la discographie soit absente des plateformes de streaming. Et s’il est possible de trouver ailleurs des Isabelle intéressantes (quoi que…) personne — jamais, à aucun moment et d’aucune manière — n’arrive à la cheville du Mustafa de Samuel Ramey. La basse américaine, tout brushing dehors, rend au Sultan sa superbe, avec des vocalises, un timbre et un premier degré qui soulignent comme il n’est point besoin d’effets comiques au rabais pour être remarquable. L’intégrale est indisponible des plateformes de streaming dans une volonté manifeste du label Apex (Warner) de pousser les consommateurs à l’acheter. Ceux-ci peuvent se rabattre sur une version « highlights ». (CDR) |
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Tchaïkovsky | La Pucelle d’Orléans | Gennady Rozhdestvensky (Melodya) La Pucelle d’Orléans est sans doute l’un des opéras les plus injustement négligés de la production lyrique de Tchaïkovski. Ceux qui ont eu la chance d’assister à une version de concert de cette partition à la Philharmonie de Paris voici quelques années sous la baguette de Tugan Sokhiev en conviendront sans doute. Le résultat de cet oubli est la disette d’intégrales de cette « Pucelle d’Orléans ». On n’en trouve guère que deux, l’une dirigée par Boris Khaikin, avec Sofia Preobrajenskaia au Mariinsky (en 1946), qui figure dans l’intégrale des opéras de Tchaikovski publiée récemment par Hänssler ; et l’autre, plus récente (1969), au son très caractéristique des enregistrements du label « Chant du Monde », sous la baguette âpre de Guennadi Rojdestvenski avec Irina Arkhipova dans le rôle titre. Ce roc vocal somptueux y est bien entouré et il s’agit d’une version intégrale sans coupure. Vous pourrez (peut-être) trouver le coffret sur quelque site bien achalandé mais vous devrez casser votre tirelire. Sur les plates formes musicales les mieux pourvues, Qobuz en tête, vous trouverez souvent celle de Khaikin, mais jamais celle de Rojdestvenski. Seul YouTube vous sauvera, puisque là, elle s’y trouve… (CM) |
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Verdi | Don Carlo | Herbert von Karajan (Warner) Karajan ne pouvait se contenter de laisser à la postérité des enregistrements sur le vif du Don Carlo de Verdi, comme celui de 1958 à Salzbourg. Encore moins à la fin des années 70, durant lesquelles il remet sur le métier bien des ouvrages, à la recherche de la perfection du son (en attendant de recommencer dans les crépusculaires années 80). Pour ne rien laisser au hasard, il convoque à Berlin un cast de stars : Carreras, Freni, Cappuccilli, Baltsa, Ghiaurov, Van Dam, la jeune Édita Gruberova en Tebaldo et jusqu’à Barbara Hendricks pour la voix céleste…, n’en jetez plus. Karajan s’ y enivre de langueurs voluptueuses, prend tout son temps (mais en quatre actes) et ne lésine pas sur les effets. Si vous la trouvez, vous n’aimerez peut-être pas les outrances de cette version propre à tester votre matériel audio, mais elle ne vous laissera pas indifférent… (CM) |
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Wagner | Le Ring | Rudolf Kempe (Testament) Si les Tétralogies dirigées par Rudolf Kempe à Bayreuth de 1960, 1961 et 1962 sont assez bien documentées, le streaming continue de nous refuser l’inestimable document capté live au Covent Garden de Londres en 1957. Pourtant, que d’atouts dans cette intégrale ! La direction, tout d’abord, magnifique de sensibilité et d’attention aux situations et aux mots. La prise de son également, mate mais précise, permet de découvrir une tout autre ambiance que celle de Bayreuth. Mais c’est aussi l’occasion d’entendre l’un des meilleurs Wotan/Wanderer de Hotter, ici en grande forme, et une toute jeune et étincelante Nilsson en Brünnhilde. Rééditée il y a quelques années chez Testament en 13 cd, cette Tétralogie mériterait vraiment les honneurs d’une plateforme ! (JJG) |