La vie de Napoléon aurait pu inspirer tout un opéra, et même plusieurs. Mais alors que le cinéma, lui, ne tardera pas à s’en emparer, l’art lyrique s’est d’abord contenté de tourner autour du personnage, d’y penser toujours sans en parler jamais, pour paraphraser le mot célèbre de Gambetta sur la ligne bleue des Vosges.
Ainsi, dans les opéras qui situent leur action durant l’ère napoléonienne, plus que le souvenir de Napoléon lui-même dont le nom n’est pratiquement jamais évoqué, c’est surtout celui des campagnes militaires qui est abordé. Leur terrible bilan humain est effacé au profit d’une vision romantique voire bonhomme, héritée de l’idée très édulcorée qu’on se fait depuis toujours des « guerres en dentelles » du XVIIIe siècle. On y parle de la mitraille comme d’une aimable promenade sous la pluie, de la cannonade comme d’un simple orage passager. C’est surtout l’occasion de brosser la vie militaire, avec sa fraternité et tous les possibles d’une micro-société presque familiale.
1. La Fille du régiment de Gaetano Donizetti
La Fille du régiment, créée l’année même du retour des Cendres de Napoléon en France (1840), et qui exaspérait Berlioz, donne l’un des exemples les plus célèbres et, disons le, les plus extrêmes de cette vie de famille militaire. Marie, vivandière au 21e régiment d’infanterie, a été recueillie enfant par ce dernier. Elle a donc peu ou prou 3000 papas adoptifs, dont le brave Sulpice, et tout ce beau monde occupe le Tyrol en 1805, dans le corps d’armée du maréchal Ney, que Napoléon a envoyé là pour suivre les troupes autrichiennes de l’archiduc Jean en retraite après leur défaite d’Ulm. Pas de chance, la vérité historique oblige à dire que le 21e régiment d’infanterie n’appartenait pas à ce corps d’armée et se trouvait alors en Hollande, mais c’est une autre histoire ! Marie, elle, n’en a pas moins a été élevée « au bruit de la guerre »…
2. La Fille du tambour-major de Jacques Offenbach
L’exaltation des exploits de l’armée française, en particulier durant les deux campagnes d’Italie, constitue une toile de fond assez commune. L’action de la Fille du tambour-major, dernière œuvre créée de son vivant par Offenbach, se déroule durant la seconde, celle de 1800, qui aboutira à l’entrée des Français dans Milan, quelques jours avant Marengo. C’est justement avec cette entrée, sur la musique du Chant du départ de Méhul, hymne national du nouveau régime depuis 1804 – Napoléon le préférant à la Marseillaise – propre à exalter la toute nouvelle IIIe république et dont les accents ont fait forte impression lors de la création en décembre 1879, qu’Offenbach permet le dénouement heureux que tout le monde attend. Par ce coup de génie, le compositeur efface d’un coup le double procès infâme qui lui était fait, depuis toujours par les antisémites d’une part et depuis 1870 par les nationalistes d’autre part, qui lui reprochaient sa naissance en terre allemande. Mais en attendant, Mam’zelle Stella, la fille de Monthabor, le tambour-major – qui porte lui-même le nom d’une victoire de la campagne d’Egypte – va pouvoir épouser le lieutenant Robert après moult quiproquos.
3. Tosca de Giacomo Puccini
La campagne d’Italie de 1800, et ses échos sont d’ailleurs également le cadre de l’action de Tosca, opéra créé 100 ans plus tard. Les armées françaises y restent le symbole de la diffusion en Europe des idées et principes révolutionnaires, dont les partisans dans les pays traversés ou occupées, et singulièrement en Italie, appellent de leurs vœux les succès. Le peintre Mario Cavaradossi est de ceux-là et si le vil Scarpia se réjouit d’abord au milieu d’un Te Deum de ce que tous croient être une victoire autrichienne sur les Français –ce qui a bien failli avoir lieu en effet- il doit déchanter lorsqu’on porte la nouvelle définitive de la victoire française de Marengo. Malgré les blessures dues à une séance de torture qu’il vient de subir, Mario trouve la force de se réjouir glorieusement de ce triomphe : « La liberté émerge, les tyrans s’effondrent »…
4. Fra Diavolo d’Esprit François Auber
Quitte à jouer avec la réalité historique et tout en choisissant – ce qui est alors plutôt rare – un thème relativement contemporain, le fameux librettiste Eugène Scribe ne prend pas le risque d’un message politique à quelques mois de la révolution de Juillet lorsqu’il évoque la figure de Michele Pezza, surnommé Fra Diavolo. Ce bandit de grand chemin qui a mis le sud du Latium et le nord de la Campanie en coupe réglée à la fin du XVIIIe siècle, est devenu par l’entremise du cardinal napolitain Ruffo, ennemi de la République parthénopéenne instaurée à Naples avec l’aide des Français, un héros de la résistance à ces derniers. Fra Diavolo reprendra du service en 1806 lorsque Napoléon, chassant à nouveau les Bourbons de Naples, installera sur le trône son frère Joseph. Fra Diavolo sera pourchassé par l’armée et capturé par le colonel Léopold Hugo, le père de Victor. Mais Scribe, lui, raconte une tout autre histoire. Dans l’opéra-comique, mis en musique par Auber, c’est certes un bandit, mais assez joyeux et qui ne ferait pas même peur à un enfant, d’autant qu’il se fera quand même avoir à la fin, sur le mode du garnement pris les doigts dans un pot de confiture. L’ouverture en forme de pot-pourri nous en offre un portrait réjouissant.
5. Germania d’Alberto Franchetti
Alberto Franchetti, deux ans après Tosca – qu’il aurait pu composer mais, trop occupé, il l’a laissé à Puccini – élabore un opéra sur un triangle amoureux en pleine guerre de libération des Etats allemands de l’occupation française en 1813, Germania. L’occasion pour le compositeur de dessiner un tableau symphonique avec chœur décrivant la bataille de Leipzig, dite « Bataille des nations », juste avant l’épilogue de l’opéra. Un tableau avec lequel on revient sans grandiloquence à une vision bien plus sombre de la guerre, jusqu’au chœur de victoire.
6. Wiener blut de Johann Strauss fils
Quelques mois après la défaite de Leipzig et après des exploits prodigieux mais inutiles en France, Napoléon abdique une première fois. S’ouvrira alors le Congrès de Vienne, pas même interrompu par les Cent-Jours et qui s’achève quelques jours avant Waterloo. Certes, on y négocie de l’avenir de l’Europe, mais on y danse aussi beaucoup. C’est le cadre de Sang viennois (Wiener blut) de Johann Strauss, qui a, pour sa dernière opérette créée juste après sa mort (1899), un terrain historique de choix pour déployer l’une de ses valses les plus célèbres, reprise dans ce duo de l’acte II, aussi plein d’insouciance que ce fameux congrès.
7. Madame sans-gêne d’Umberto Giordano
Le début du XXe siècle est aussi la période où l’on ne craint plus de mettre en scène Napoléon lui-même. En 1915, Umberto Giordano adapte lui aussi une pièce bien connue de Victorien Sardou et d’Emile Moreau, Madame sans-gêne, relatant la vie de Catherine Hubscher, épouse du maréchal d’Empire Lefebvre et qui, ancienne blanchisseuse, gardera à la Cour un franc parler réjouissant auquel l’Empereur n’est pas insensible. Dans l’opéra, comme elle va trop loin, Napoléon entend la sermonner sévèrement sur fond de jalousie sentimentale (il pense que l’impératrice le trompe avec le comte Neipperg). Ce duo, qui commence sur la colère de Napoléon, le voit désarmé lorsque Catherine lui rappelle qu’il lui doit 60 francs de blanchissage depuis… 1792, lorsque le jeune officier ne faisait pas tant de manières…
8. Háry János de Zoltán Kodály
Comme on sait, Napoléon n’a pas laissé de bons souvenirs partout où ses armées sont passées. En Hongrie, en 1926, Zoltán Kodály peut donc se permettre de le ridiculiser au travers du récit mensonger – plus c’est gros, plus ça passe – de Háry János, héros surhumain qui a réussi à vaincre toute l’armée française à lui tout seul, de même qu’à séduire l’impératrice Marie-Louise, impressionnée par une telle puissance. Entre autres exploits évidemment… En attendant, voici Napoléon qui passe, désemparé et bégayant.
9. Guerre et paix de Serge Prokofiev
C’est aussi à des fins de propagande que Prokofiev, dans l’adaptation, réalisée avec sa compagne Mira Mendelssohn, de Guerre et Paix de Tolstoï, décrit l’aveuglement de Napoléon et sa prétention à oser se voir vainqueur et à penser apporter aux Russes une « vraie » civilisation. Il faut dire que Prokofiev écrit l’essentiel de son œuvre en pleine « grande guerre patriotique », en 1942. Le régime soviétique brandit à l’envi le souvenir de la guerre de 1812 pour galvaniser le peuple et l’encourager à tenir. Dans le 9e tableau de son opéra, alors que se déroule la bataille de La Moskowa (ou Borodino, selon qu’on est russe ou français), Napoléon a beau parader, les nouvelles sont mauvaises et lui-même voit bien que les choses ne se passent pas comme d’habitude. Bientôt, il verra Moscou brûler sous ses yeux et ce sera le « commencement de la fin ».
10. L’Aiglon de Jacques Ibert et Arthur Honegger
Après la critique, voire la satire, vient le temps de la nostalgie, notamment en France. En 1900, l’Aiglon d’Edmond Rostand, avec Sarah Bernhard dans le rôle titre, avait remporté un triomphe mémorable. Dans cette pièce, l’absence du père et les récits glorieux de Flambeau, exaltent le jeune duc de Reichstadt, ex roi de Rome et fils de l’Empereur. En 1936, Jacques Ibert et Arthur Honegger se partagent l’écriture d’une adaptation lyrique de la pièce de Rostand. En 5 actes très ramassés, qui s’intitulent « Les ailes qui s’ouvrent », « les ailes qui battent », « les ailes meurtries », « les ailes brisées » et « les ailes fermées », l’opéra montre un jeune homme (le rôle est travesti et chanté par une soprano) hanté par le souvenir d’un père qu’il n’a pas vraiment connu, jusqu’ à tenter de s’échapper de sa prison dorée pour aller en France et restaurer le trône impérial, ce qu’empêcheront le terrible Metternich et sa police, avant que le duc ne meure à 21 ans de la tuberculose. C’est l’échec du complot dans la plaine de Wagram, où reparaissent soudain les fantômes de la Grande Armée, que l’acte IV décrit en moins d’un quart d’heure. Au sein du duo de compositeurs, c’est Arthur Honegger qui en a composé la musique.