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2 août 1921 : la mort de celui qui chantait tout, partout et « de partout »

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Anniversaire
2 août 2021
2 août 1921 : la mort de celui qui chantait tout, partout et « de partout »

Infos sur l’œuvre

Détails

Après la Première guerre mondiale, durant laquelle il s’était tenu éloigné de l’Europe et s’était exilé aux Etats-Unis, Enrico Caruso a déjà acquis un prestige énorme et conquis le titre de plus grand ténor de tous les temps, créateurs de plusieurs rôles (Dick Johnson de la Fanciulla del West, Loris Ypanov de Fedora, Federico de l’Arlesiana, Maurice d’Adriana Lecouvreur, et d’autres, jusqu’au Julien de Charpentier). 

Véritable star aux Etats-Unis, il y est devenu un pilier du Metropolitan Opera de New York, enchainant les rôles (il y chantera plus de 900 fois en moins de vingt ans) et les performances. Ce voyageur infatigable se produit partout dans le monde, notamment en Amérique latine entre 1917 et 1919, pour recueillir des fonds et soutenir ainsi l’effort de guerre des alliés. Il est même devenu un pionnier du disque, enregistrant jusqu’à 250 airs et chansons pendant les 20 dernières années de sa courte vie. Tout le monde ou presque connaît son nom et sa gloire semble durable au lendemain de la guerre, particulièrement aux Etats-Unis, devenus sa seconde patrie. 

1920 marque un tournant. Il débute l’année par une longue tournée dans le pays. New York, Detroit, Pittsburgh, Waterbury (Connecticut), Scranton (Pennsylvanie), Lexington, puis Atlanta. De là, il part pour Cuba, où il ne s’est jamais produit. On lui a promis des ponts d’or et Caruso mène un train de vie particulièrement dispendieux. Lui, le troisième des sept enfants d’un mécanicien fondeur napolitain très pauvre (bien qu’il ait lui-même prétendu être le dix-huitième d’une fratrie de 21) et qui a commencé sa vie professionnelle comme ouvrier dans une usine textile, goûte chaque minute tout le plaisir que lui procure le luxe de l’immense fortune amassée grâce à sa seule voix. 

À La Havane, l’impresario Bracale a mis sur la table le cachet tout à fait considérable de 10 000 dollars (soit 150 000 dollars d’aujourd’hui) pour chaque représentation en soirée et 5 000 pour les matinées. Pour se refaire, Bracale doit donc augmenter tout aussi considérablement le prix des places, sans aucune commune mesure avec les moyens que peut y mettre le public local. Certains sièges atteignent la somme de 35 dollars, ce qui équivaudrait à 525 aujourd’hui, rendant le public cubain le plus fortuné, seul capable de s’offrir un tel luxe, particulièrement exigeant. Heureusement, les premières représentations se déroulent bien, avec Marthal’Elixir d’amourToscaCarmen ou encore Pagliacci et Aida. Le succès est d’ailleurs tel que la foule, moins privilégiée que les premiers spectateurs, se presse bientôt pour acheter des places pour les concerts suivants. Les prix moyens étant de 20 dollars, une somme presque inatteignable pour ces Cubains souvent bien modestes, la colère populaire se double d’une campagne de presse contre Caruso.

Le 13 juin, à la place de la Force du destin qu’une sombre histoire de droits a conduit à renoncer à monter, on rejoue Aida. Durant l’entracte, une bombe explose près du théâtre, créant un mouvement de panique heureusement canalisé très tôt par les secours. Cette ambiance effrayante marque profondément Caruso, habituellement très maître de lui. Il s’angoisse, inquiet pour sa sécurité et celle des siens – l’avaient accompagné sa jeune épouse Dorothy et leur fille Gloria, 2 ans – très pressé que ce séjour cubain s’achève enfin. Il quitte l’île le 23 juin suivant pour un concert à la Nouvelle-Orléans, à l’issue duquel il montre déjà quelque inquiétude à propos de l’état de sa voix. La pause estivale lui fait du bien mais ses soucis ne le quittent pas, et avec eux de sévères migraines, qui se multiplient. 


Caruso par lui-même. Le ténor avait aussi un fameux coup de crayon

Pour la rentrée lyrique suivante, ses impresarios ont programmé une nouvelle grande tournée américano-canadienne, qui doit commencer par Montréal. Juste avant d’y partir, Caruso se prête le 16 septembre à un nouvel enregistrement pour His Master’s voice, qui sera son tout dernier et qui s’achève par le « Crucifixus » de la Petite messe solennelle de Rossini, avec un accompagnement beaucoup plus incertain que sa voix.

 

Comme on pouvait s’y attendre, la tournée américaine épuise cet homme de 47 ans, tourmenté par des migraines de plus en plus fréquentes et un affaiblissement général que la consommation ininterrompue de tabac, en particulier de cigarettes égyptiennes extrêmement fortes et alors très à la mode, ne vient pas améliorer. De retour à New York, la saison du Metropolitan Opera débute avec La Juive, suivie de l’Elixir d’amour, de Samson et Dalila, puis de la Force du destin. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un rythme et de rôles propices à laisser le moindre répit au ténor. 

Des critiques du New York Times et du Herald Tribune émettent à cette occasion quelques récriminations assez inhabituelles, ajoutant que, de fait, Caruso demande trop d’argent et veut en faire trop.  Ces articles touchent particulièrement le ténor, par ailleurs obsessionnellement superstitieux et qui voit des signes du destin ou de la volonté divine un peu partout. « Je sais quand je chante bien ou pas, s’exclame-t-il après la lecture de ces articles, et après chacune de ces performances qui ont offensé ces journalistes, je suis rentré satisfait. » 

On lui déconseille alors de continuer à lire les critiques, mais il refuse. Soudain cerné par le doute, ce noir cancrelat qui vous dévore le ventre, Caruso écrit au directeur du Met que le temps est peut-être venu pour lui de ne plus se produire devant le public new-yorkais. Ce coup de tonnerre provoque un électrochoc et beaucoup de ses amis se pressent à sa résidence, l’hôtel Vanderbilt sur Park Avenue, pour qu’il renonce à un si funeste dessein. Caruso, rassuré, finit par se laisser convaincre et accepte de revenir sur scène pour Samson et Dalila, dont une nouvelle représentation a lieu le 3 décembre 1920. 

Les critiques en rabattent après l’audition du spectacle, que Caruso réussit fort bien. Mais les journaux rapportent un incident, à la fin de la représentation : en s’effondrant sur les Philistins, le temple abattu par l’instant de force surhumaine rendue par Dieu à Samson, a blessé le glorieux ténor. La presse parle d’un coup à la poitrine, mais il s’agit en fait du rein gauche. Incident impressionnant mais apparemment sans gravité. Pas de quoi détourner trop longtemps l’attention du succès de la représentation. Le lendemain, Caruso se sent brusquement envahi par une sorte d’onde glacée. Son médecin, consulté en urgence, préconise le repos. À son hôtel, le ténor, bien qu’atteint d’une toux violente et répétée, se sent mieux mais se plaint d’une douleur au côté gauche. Il décide de rester au calme quelques jours et, dès le 8 décembre, remontre sur scène pour l’un de ses rôles fétiches, Canio dans Pagliacci. Tout semble se dérouler sous les meilleurs auspices, puis vient le très attendu « Vesti la giubba ». Au moment d’atteindre le tout aussi attendu point culminant de l’air, à sa toute fin, quelque chose se casse dans la voix de Caruso et, sous les yeux d’un public stupéfait, il s’interrompt et s’effondre. Sa douleur au côté s’est réveillée, si violemment qu’elle lui a  mis, dit-il, un voile noir devant les yeux. Ses premiers biographes soulignent que Caruso a chuté à dessein, dans un geste de tragédien, voyant au moment crucial qu’il ne pourrait pas tenir le suraigu attendu. Quoi qu’il en soit, le ténor est à nouveau extrêmement inquiet. À son secrétaire et homme à tout faire Bruno Zirato, il confie dans un souffle terrifié en sortant de scène: « Ma voix… j’ai pensé qu’elle était partie ». Son médecin, accouru, diagnostique une névralgie intercostale et l’autorise à aller au bout de la représentation, que le ténor termine tant bien que mal au milieu d’une grande souffrance. Le lendemain, il s’efforce de faire comme si de rien n’était. À l’hôtel Vanderbilt, il reçoit beaucoup et dîne normalement – c’est à dire en glouton – bien que beaucoup, et en premier lieu Dorothy, remarquent son teint cireux. 

Le 11, le voici prêt à chanter le rôle de Nemorino, devant 3000 personnes. Mais juste avant la représentation, il se remet à tousser violemment et crache du sang. On attend quelques minutes et l’hémorragie semble stoppée. Mais une fois sur scène, dès que Caruso se met à chanter, elle reprend abondamment. Le rideau tombe, on annonce dans un grand brouhaha l’annulation de la représentation et le médecin accourt à nouveau au secours de Caruso. Il estime que l’hémorragie est due à la rupture d’une veine sous la langue. Elle semble enfin jugulée après une nuit calme. C’est donc presque par miracle que le ténor, après quelques jours, réussit à chanter Alvaro dans la Force du destin, sans problème apparent et à la grande satisfaction d’un public qui avait suivi les événements précédents avec stupeur et alors que le bruit court que le grand Caruso a perdu sa voix.

Ce sera là son chant du cygne. Les jours suivants, sa santé se détériore, sa douleur au côté le fait à nouveau souffrir atrocement. Cet homme, qui a pour son apparence et son hygiène  corporelle une attention obsessionnelle – il prend au moins deux bains par jour et se change très régulièrement dans la journée – n’a pas pris le même soin dans son hygiène de vie. Ce fumeur invétéré est un gourmet très gourmand qui n’a jamais pris garde à la prise de poids, à la sédentarité comme nous dirions aujourd’hui et à la détérioration inexorable de sa santé.  Il a par ailleurs connu plusieurs alertes, dont la première fut ce nodule sur une corde vocale, dont on l’avait opéré plusieurs années plus tôt. On le trouve un matin, près de sa fenêtre, hagard et crispé, après une nuit sans sommeil. Il doit à nouveau chanter Nemorino le soir même et ne se sent pas assez en forme. Son médecin certifie à nouveau que sa douleur au côté est toujours cette névralgie intercostale déjà diagnostiquée. Mais cette fois Caruso renonce. Il ne reviendra sur scène que le 23 décembre, se sentant mieux pour chanter Eléazar de la Juive, après avoir refusé d’écouter les supplications de sa femme. Ce sera sa dernière apparition sur scène.

Dès la nuit suivante, celle de Noël, il souffre tellement qu’on se décide enfin à faire appel à d’autres médecins pour en avoir le cœur net. Cette fois, plus question de névralgie : c’est une pleurésie, doublée d’une broncho-pneumonie et aggravée d’un emphysème, qui sont diagnostiqués. On décide de l’opérer le 30 décembre. Il se remet très lentement puis, brusquement, la fièvre revient six semaines plus tard, en février 1921. On l’opère à nouveau et il se retrouve entre la vie et la mort. 7 autres opérations seront nécessaires, jusqu’à la fin du mois de février. Enfin, lentement, Caruso semble se remettre de ce traitement de choc. Il retourne même à l’opéra – mais seulement comme spectateur – avec sa femme quelques semaines plus tard, considérablement amaigri, mais acclamé par ses admirateurs. 

Cette amélioration le conduit à envisager un retour en Italie, où il n’est pas allé depuis 1919. Après quelques hésitations, les médecins consentent au voyage. Les Caruso partent donc pour Naples, la ville natale du ténor, où ils arrivent en juin. Ils logent à l’hôtel Victoria à Sorrente et c’est là, le mois suivant, que sont prises les dernières photographies de l’illustre chanteur sur la terrasse de l’établissement. Il est pourtant ici moins populaire qu’aux Etats-Unis. Peut-être reste-t-il encore des traces de ces soirées d’orage près de vingt ans plus tôt où on l’avait, au mieux ignoré, au pire sifflé après des représentations de Manon Lescaut et de l’Elixir d’amour. Il s’était alors juré de ne plus jamais chanter dans sa ville. Mais Naples est son paese, comme on dit en Italie. C’est là qu’il veut aller, alors même que les Caruso ont une propriété en Toscane.  

Il va mieux. Sa voix, qu’il exerce beaucoup, semble toujours à son zénith. Il reçoit abondamment, et apparemment sans fatigue, amis, admirateurs ou jeunes chanteurs venus demander conseil. Sa convalescence s’annonce prometteuse. Mais le 15 juillet, au retour d’une longue promenade, il se sent épuisé et sa douleur au côté se réveille, le plongeant dans cette angoisse que les malades en rémission connaissent bien lorsqu’ils voient revenir les signes d’une maladie qu’ils espéraient avoir vaincue. Lui préfère l’ignorer, n’annulant aucun rendez-vous, aucun de ces dîners gargantuesques qu’il aime offrir, ni aucune promenade, pas même celle qui l’amène à Pompei au Sanctuaire Notre Dame du Rosaire, pour y offrir ses dévotions à la Vierge, quelques jours plus tard. Il en revient exsangue. Deux frères médecins romains de renom, amis de Caruso, les Bastianelli, lui rendent visite à Sorrente et l’examinent tant ils le trouvent en mauvais état. Ils diagnostiquent un abcès au fameux rein gauche, recommandant d’opérer immédiatement pour effectuer son ablation. Mais Caruso hésite trois jours durant avant de se décider, alors qu’il se trouve déjà dans un état critique. Il quitte Sorrente avec sa femme, et les deux fils qu’il avait eus de son union adultère, qui avait fait scandale, avec la chanteuse Ada Giachetti

Mais le cortège n’ira pas plus loin que Naples, à moins de 50 kilomètres de leur point de départ. Voyant l’extrême faiblesse du ténor, on s’arrête au fameux hôtel Vesuvio, face à l’impressionnant Castel dell’Ovo sur la merveilleuse baie, où il fait un temps radieux. Caruso est déjà presqu’inconscient. Il a juste le temps de dire à sa femme : « Doro… Doro… don’t let me die » avant de sombrer dans un coma irréversible. Autour de lui, les médecins et chirurgiens appelés par les Bastianelli tombent d’accord : il est trop tard pour opérer. 

Le plus grand ténor du monde meurt peu avant 9 heures le matin du 2 août 1921.

Bien que Caruso fût devenu presqu’étranger dans son propre pays, où il revenait pourtant régulièrement, sa mort suscite une grande émotion, d’abord dans sa ville natale puis partout dans le monde. Le 3 août, comme c’est la tradition, son corps est exposé, en costume de gala, dans une salle de l’hôtel Vesuvio où la foule se presse. Le roi d’Italie ordonne qu’on ouvre exceptionnellement pour les funérailles l’imposante basilique Saint-François de Paule qui borde la Piazza Plebiscito, face à l’ancien palais royal et à deux pas du San Carlo. Des milliers de Napolitains y affluent le 4 août pour la cérémonie, après laquelle son corps embaumé restera exposé pendant plusieurs années dans un cercueil de verre au sein d’une chapelle du cimetière del Pianto. Sa veuve ordonnera de mettre fin à ce spectacle macabre et il sera inhumé dans un tombeau de pierre en 1929.

La presse parle de la mort d’un « maître chanteur » parti de rien et autodidacte, ce qui est vrai. Celui qui interprétait des chansons napolitaines pour se faire un peu d’argent dans les cafés de la ville avait d’abord tout fait à l’instinct, et il interprètera toute sa vie ce répertoire appris au milieu des siens et de la ville. Il le servait avec le même élan que le grand répertoire lyrique, cet élan qui coulait dans ses veines comme cette chaine indissoluble que chantera Lucio Dalla dans son tube Caruso, sorti en 1986 et dont le clip sera tourné à l’hôtel Vesuvio. Qui sait si la jeune femme aux yeux verts dont parle la chanson évoque Dorothy, leur fille Gloria ou encore quelque autre muse invisible, il n’en reste pas moins que cet hommage au ténor fera lui aussi le tour du monde, comme si jamais sa gloire ne devait ni ne pouvait disparaître. Luciano Pavarotti, son héritier – au moins au regard de sa popularité planétaire – la reprendra lui-même partout lors de ses concerts géants, comme un clin d’oeil au modèle. Avec Caruso, de toute façon, tout finit toujours par une chanson.

Quand un journaliste lui avait demandé comment il faisait pour avoir une telle voix et comment ce petit homme trapu, au cou de taureau, faisait pour la projeter avec une telle facilité, Caruso répondait : « Je chante de partout ». Cette voix, aux reflets barytonnants et aux aigus fermes que restituent des enregistrements dont les craquements trahissent l’âge, est restée mythique jusqu’à aujourd’hui. Cette voix qui restera la première des grands ténors de l’histoire à nous être parvenue, 100 ans après.

 

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