Le collectif espagnol La Fura dels Baus a été révélé à l’opéra par Gérard Mortier. C’était à la fin du siècle dernier, à Salzbourg, dans La Damnation de Faust. Leur univers absurde et démesuré a pu heurter le public parisien dans une relecture dadaïste de La Flûte Enchantée, mais la collaboration avec de La Monnaie de Bruxelles semble n’avoir fait que des heureux. Après un Grand Macabre hypocondriaque et un Œdipe qui rappelait Brazil, voilà qu’ils abordent à compter du 12 mai Verdi et son Ballo in Maschera (plus d’informations).
Le vrai grand début à l’opéra pour La Fura, c’est une rencontre avec Gérard Mortier dans un bar enfumé où passe du disco espagnol.
Oui, ça s’est un peu passé comme ça. Il est venu nous voir dans L’Atlàntida de Manuel De Falla, Plaza de las Pasiegas à Granada. A la fin du spectacle – on ne le connaissait pas – il nous dit qu’il aime beaucoup notre travail et qu’il aimerait nous parler plus longuement. Nous on venait de finir, on avait envie de boire un coup et on lui a proposé de nous rejoindre au bar du coin. Il a fait une drôle de tête mais il est venu. C’était très sympa et il nous a invités à Salzbourg pour faire La Damnation de Faust. Puis il y a eu La Flûte Enchantée dans la Ruhr et à l’Opéra de Paris. Gros scandale à la première mais les autres représentations étaient géniales. Paris c’était particulier parce qu’on nous avait suggéré cette idée un peu prétentieuse de remplacer les textes lus en voix off à la Ruhr par des textes lus, live, par Pascale Greggory et Dominique Blanc sur des chaises d’arbitre de tennis. C’était une idée du chef d’orchestre. Après, pour la reprise à Madrid, nous sommes revenus à l’idée initiale et ça a tellement mieux marché. Mais pour la première à Paris, oui, ils ont hué tout le monde. C’est le public parisien, ça. Ils huent Dominique Blanc, Pascal Greggory. Tout le monde.
Le Ballo, ce n’est pas une pièce facile. On enlève l’épaisseur monarchique et on se retrouve face à une ossature dramatique qui pourrait être du Bergman… ou de la telenovela.
Ce n’est pas une pièce facile. J’adore Verdi et sa musique mais il faut dire que le Verdi de la fin – de Falstaff, d’Otello – je le préfère au Verdi plus jeune, moins mûr. Ses livrets surtout, sont plus faibles. Ballo, c’est un peu d’amour, d’infidélité et beaucoup de solitude dans le chef des personnages. Gustavo, Renato et Amelia sont de grands solitaires. Même Oscar est très fermé. Il faut aussi remettre la pièce dans son contexte politique et historique. C’est une période foisonnante, le Risorgimento, le règne de Ferdinando Ier de Naples – qui est un monarque absolu – et Verdi choisit précisément de mettre en scène l’assassinat d’un roi, Gustave III de Suède. Il tombe sous les balles de ses assassins en 1792, trois ans à peine après la Révolution Française. Il n’en faut pas plus pour exciter la censure qui lui impose un recontextualisation de l’œuvre : le Roi de Suède devient Gouverneur de Boston ; plus de régicide sur scène et les remous politiques portés à la scène adoptent une saveur exotique en les situant outre-Atlantique. J’ai essayé de retrouver cette dimension contestataire et vaguement révolutionnaire qui anima Verdi quand il s’intéressa à l’intrigue pour la première fois, avant que la censure s’abatte sur elle.
Vous travaillez une fois encore avec votre égérie, Marie-Nicole Lemieux. Dans Œdipe elle apparaissait hirsute et rousse, comme Dalida ; ici c’est une sorcière.
Oui, c’est une sorcière. Marie-Nicole est extraordinaire, elle a une belle voix mais surtout cette force qu’elle dégage sur scène. Je lui dis toujours : « tu viens du ciel, non ? ». Ici, elle sort de terre, sur une plateforme. On a eu la chance de travailler avec des chanteurs extraordinaires depuis que cette production a été créée à Sydney, puis reprise à Cologne et à Buenos Aires. Le public semble content – il faut dire que musicalement l’œuvre est très forte, même si le livret, parfois est un peu…
Que dire de ce Roi qui renonce à son grand amour par rectitude morale ?
Je crois que l’histoire d’amour c’est une histoire de pouvoir. L’histoire de Gustavo, c’est celle du pouvoir. Et lui je le vois comme un con absolutiste qui pourrait aussi bien être fasciste que communiste. C’est pour ça que je m’exprime avec cet univers orwellien de 1984. Je m’en suis inspiré parce que j’ai vu dans cette pièce comme une prémonition. Celle de la tyrannie qui finit toujours par renaître de ses cendres, de cette menace qui pèse sur l’humanité. Verdi et Orwell l’avaient compris, c’est pour ça que je marie leurs univers dans ce Ballo.
En parlant d’association, s’il fallait associer un cinéaste au style de La Fura, vous penseriez à qui ? Moi j’imagine bien Terry Gilliam, pour le côté gigantesque et absurde.
Terry Gilliam, c’est déjà pas mal (rires). Je pense que ça dépend de la pièce. J’essaye de ne pas me répéter. Il ne faut pas avoir peur dans ce métier et pour ne pas avoir peur, il faut reprendre à zéro à chaque fois et être prêt à tout risquer. Et j’essaye de garder cela en tête. Entre Le Grand Macabre, Œdipe, Ballo, il y a une grande différence, esthétique aussi. C’est aussi un travail d’équipe, La Fura c’est une compagnie de théâtre, j’ai l’habitude de travailler avec mon équipe depuis le début, avec le décorateur, le costumier, avec Valentina Carrasco. Le travail en équipe permet d’obtenir un résultat différent à chaque fois. Certaines pièces tiennent sans doute plus de Terry Gilliam mais d’autres, comme Prigionero / Erwartung, tiennent plus de David Lynch.
Ca marche comment le travail d’un collectif ? C’est démocratique ou il y a un seigneur éclairé à sa tête ?
A la fin, il y faut toujours quelqu’un pour décider. S’il y a cinq possibilités, il ne peut en rester qu’une. Mais je crois qu’il s’agit avant tout de réunir les forces de chacun. Il faut trouver la quintessence qui va donner la cohérence. La pièce devient une synthèse d’idées profuses, elle y gagne en force.
Si ce Ballo est une pièce sur le pouvoir, que dire du pouvoir important du metteur en scène dans le monde de l’opéra ? Comment La Fura s’accommode-t-elle d’une chose aussi absurde que le pouvoir ?
Nous n’avons pas de pouvoir, sinon celui de nous exprimer. Je viens du monde du théâtre, où tout semble plus léger, où les idées sont plus libres. À l’opéra on est face à une matière, une infrastructure énorme ; des danseurs, des chanteurs, des acteurs, puis un livret et une partition qui montrent une certaine voie à suivre. Après, il revient au metteur en scène de trouver son propre chemin par rapport à ce point de départ. Si ma liberté est de pouvoir m’exprimer, à l’opéra je ne le fais jamais sans ces entraves qui constituent la matière même du genre.
Vous imaginez parfois votre vie si La Fura n’avait pas explosé, que vous étiez un petit metteur en scène quelque part, à Vigo ou ailleurs, dans un petit théâtre ?
C’est difficile à dire … Je crois que le micro et le macro, c’est un peu pareil.
Vous rêvez parfois de micro ?
J’en fais de temps en temps, j’ai fait Premier amour de Beckett il y a plusieurs années. Cette pièce, c’est rien, c’est un acteur, un monologue et ça a très bien marché. J’adore aussi faire de la contention de temps en temps. L’opéra c’est difficile parfois mais quand c’est une petite chose, c’est aussi difficile pour moi. Quand je fais un opéra et qu’il n’y a pas de choeur comme dans Prigioniero / Erwartung, Le Journal d’un disparu, Le Château de Barbe-Bleue, c’est beaucoup plus difficile que de faire un Ballo ou un Butterly, c’est un travail plus contenu. Quand un personnage chante seul pendant 45 minutes, c’est difficile, il faut remplir l’espace. À mes yeux, l’opéra c’est un peu ce foisonnement qui caractérise La Fura. Dès le début, c’est neuf créateurs : de l’art plastique, de la musique, du théâtre, du mime, de la danse, c’est un peu l’opéra non ? Avec la Fura, j’ai même été acteur, au début, et on jouait au milieu du public. Et moi je joue maintenant avec le choeur comme je jouais avec le public pendant les spectacles de la Fura. J’aime bien le bouger, c’est comme une migration d’oiseaux.
Comme un petit Dieu dans son royaume ?
Oui, c’est ça être metteur en scène.