En octobre 2014, après Londres, puis Berlin, Dijon avait accueilli un merveilleux Castor et Pollux, puis plus rien de Barrie Kosky dans l’Hexagone. Au point qu’en juillet 2016, Laurent Bury écrivait ici même : « Quand ce prodigieux metteur en scène sera-t-il enfin sollicité en France ? » Depuis, en 2017, il y a eu la Flûte enchantée à l’Opéra-Comique, puis Pelléas et Mélisande à l’Opéra National du Rhin, en 2018. Toutes ces productions avaient été révélées au Komische Oper, ou sur des scènes étrangères. Maintenant c’est à une première que le public va assister, avec les Boréades, ultime chef-d’œuvre de Rameau. C’est l’occasion de le questionner sur cette production attendue, sur son approche, mais encore sur sa relation à la scène lyrique.
Sur les 57 productions réalisées (d’après Operabase), dont une dizaine de baroques, la plupart sont des chefs-d’œuvre. Maintenant, dans la ville qui vit naître Rameau, voici les Boréades, ouvrage des plus rares. Pourquoi ce choix ?
J’avais déjà découvert Monteverdi, quand j’étais adolescent, grâce à Raymond Leppard au Festival de Glyndebourne, Haendel, bien sûr, que j’ai dirigé en Australie. Je connaissais Lully et Charpentier, mais je ne connaissais pas Rameau. Je l’ai découvert il y a environ 15 ans. Les représentations auxquelles j’ai assisté m’ont parues statiques, pas dramatiques du tout, rasoir. J’ai regardé toutes sortes de productions, des ballets et je ne comprenais pas. Ce n’était pas Rameau. Je me suis dit : tout ça est faux. La seule façon de connaître un compositeur est de le diriger. En Angleterre, The English National Opera me demanda de monter un spectacle et je suggérai Rameau plutôt qu’Haendel. J’étais sûr que ce serait formidable en anglais, plus près de Purcell sur le plan artistique. Haendel est très clair, mais c’est ré majeur, ou ré mineur. Rameau, comme Purcell change constamment, c’est triste et gai en même temps. Alors, on a fait Castor et Pollux et ce fut un succès. Puis il a été monté à Berlin en français. Emmanuelle Haïm est venue, et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. On était très occupés et nous sommes convenus de nous revoir en 2019.
La raison pour laquelle on a choisi les Boréades ? Il y a trois grands opéras de Rameau, Castor et Pollux, puis les Boréades, et Platée. Dardanus est intéressant aussi mais ce n’est pas mon favori. Emmanuelle voudrait le monter… on verra, peut-être, mais pour le moment ce sont les Boréades. Puis on fera Platée…un jour. Castor et Pollux est le plus dramatique, la meilleure histoire, fantastique, les deux frères, Pollux allant aux enfers… Jupiter qui descend… une belle histoire, claire. Platée est le meilleur personnage, l’un des plus riches de toute la musique baroque, d’une complexité magnifique. Les Boréades ont la plus belle musique, mais c’est aussi l’opéra le plus problématique de Rameau car on ne peut s’appuyer sur l’histoire. L’histoire n’est rien, l’histoire ne compte pas. Personne ne meurt. Pas de guerre. Alphise est kidnappée par Borée qui veut lui faire épouser l’un de ses fils. Elle dit non. Apollon arrive, c’est fini. L’histoire est fine comme la glace, comme celle de Tristan et Yseult. D’une scène domestique on va vers le cosmique. La partie importante est la musique, l’abstraction : cette médiation entre l’amour, le désir et la mort. Rameau construit un univers de sons, la nature, la lumière, l’érotisme. C’est l’œuvre la plus abstraite. Rien ne se passe vraiment avant l’acte 3. Mais la musique est si extraordinaire qu’elle devient dramatique. Chaque danse est différente, l’atmosphère changeante.
Ce compositeur de 80 ans se souvient de sa vie, on y trouve la jeunesse, la joie et aussi l’ombre de la mort. Il y a une profonde résignation. Comme Falstaff pour Verdi. Après toute cette obscurité et le pessimisme de ses opéras, il aboutit à Falstaff. Les Boréades ne sonnent pas comme la musique d’un homme de 80 ans, c’est la musique radicale d’un jeune homme de 25 ans. Ces modulations harmoniques sont si étranges ! Il partage avec Monteverdi cette aptitude à changer toute l’atmosphère sur une note, un accord. une harmonie, contrairement à Haendel qui a besoin d’une phrase entière.
Barrie Kosky © Forumopera – Yvan Beuvard
Malgré le titre, qui renvoie à la rêverie poétique, Les Boréades , œuvre des Lumières, exhorte à la liberté, aux libertés. Quelle Alphise nous proposez-vous, l’amoureuse qui choisit celui qu’elle aime, une femme libérée des conventions de son temps, une reine révolutionnaire ? La tragédie en musique et ses codes, notamment ses intermèdes dansés, aboutissent à des spectacles longs. Votre Castor et Pollux avançait sans que jamais l’attention se relâche. Comment faites-vous pour unir le théâtre et la danse ?
L’héroïne va choisir selon sa passion celui qu’elle doit épouser. Rameau n’a pas entendu la première car elle a été annulée : trop difficile pour les musiciens, le fait que la reine y dise que l’amour vient avant son devoir… en substance, si je ne peux épouser l’homme que j’aime, je renonce au trône. Dans le livret, Apollon lui dit finalement qu’elle peut l’épouser parce qu’il est son fils. On peut le regretter quand on pensait qu’il n’était qu’un simple étranger, alors que c’est un aristocrate qui ignorait son ascendance. Pour moi, ce n’est pas le plus important. Je ne mets pas une histoire politique en scène. C’est une histoire d’amour.
La façon dont je mets en scène les opéras français n’est pas la façon dont les Français l’envisagent. Par exemple, j’entends toute l’émotion, pas la déclamation. Il faut accepter la danse, surtout dans les Boréades. Il faut libérer Rameau de son carcan, de sa cage, comme un oiseau, de cette idée très rigide qu’on s’est faite trop longtemps de lui. Autrefois, on chantait, scandait le récitatif, rythmé. [Barrie Kosky chante]. On ne le fait plus avec Da Ponte. Il doit y avoir une différence entre le récitatif et l’arioso.
Comment fonctionnez-vous avec l’équipe réalisatrice des Boréades ?
Ne parler que du chef ou du metteur en scène est ridicule : l’opéra ne fonctionne qu’avec une collaboration complète entre tous les éléments. Pour moi cette famille est importante. Chacun est mobilisé pour donner du sens et de l’efficacité dramatique, pas seulement dans son domaine technique. Des interprètes, des costumes aux éclairages, chacun donne le meilleur de lui-même. Il est très important d’être une équipe. Une production lyrique n’est pas un concert symphonique, un homme qui arrive…
A propos de la direction d’acteur, nous retrouverons bientôt Emma de Negri, extraordinaire Télaïre dans Castor et Pollux . Elle rappelait lors des répétitions combien l’exigence physique était essentielle. Les chanteurs, en plus d’être des comédiens, doivent-ils être des athlètes ?
Les Boréades sont différents : il y a beaucoup d’humour, de joie, de comédie. Les acteurs dansent et chantent. C’est moins physique et sérieux que Castor et Pollux.
Je n’ai jamais étudié la mise en scène. J’ai étudié la philo, l’histoire de la musique, le piano et l’allemand. Je n’ai jamais été à un cours. J’ai toujours fait ce que je voulais. Jeune, j’ai été influencé par Tadeusz Kantor [ndlr : metteur en scène polonais d’avant-garde qui insistait sur la nécessité de la prise de risques]. À 10 ans, j’avais été bouleversé par une représentation de Steven Berkoff [acteur, scénariste et réalisateur britannique] : scène vide, et lui dans le faisceau de lumière pour La chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe. Pas de musique, pas de décor, rien, seul avec son corps et sa voix, son âme. En 45 mn, il créait un univers. Plus tard j’ai vu Peter Brook… Si le moteur de la représentation n’est pas l’acteur, le corps et la voix, si ce n’est pas la raison d’être d’une représentation, il n’y a pas de sens. Ce n’est pas du théâtre. Ce n’est pas de la mise en scène si le directeur se contente de placer les chanteurs ici ou là dans des décors spectaculaires et chers… Diriger est faire sortir quelque chose de quelqu’un, pas de mettre quelque chose sur quelqu’un. Il faut libérer les corps des chanteurs. Il faut savoir chanter avec son corps ! Certains ne voudraient pas chanter avec moi.
A vos débuts, vous montiez deux productions par an, puis le rythme s’est accru, allant jusqu’à cinq (2010, 2012, 2015, 2016), pour descendre à quatre en 2017 et cette année. Comment conciliez-vous un travail aussi considérable avec vos responsabilités de directeur de la maison où exerça Felsenstein ?
Chaque année ça devient plus difficile. Mais ce n’est pas du travail pour moi, c’est de l’oxygène. Certains ne veulent travailler que sur un opéra par an. Moi j’aime tout faire, le cabaret, l’opérette, l’opéra… comme ça je ne me répète jamais. Mon héros est Max Reinhart. Un directeur juif autrichien brillant [qui dirigea le Deutsches Theater de Berlin de 1905 à 1933, avant d’émigrer]. Il faisait du cirque, Shakespeare, tout. Un anti snob. Comme lui, je n’aime pas les hiérarchies. Toutes les routes ne mènent pas à Wagner. C’est comme la nourriture : on peut goûter différentes choses selon les jours. On ne se demande pas si les schnitzel [escalopes] sont meilleures que le bœuf bourguignon…
Le travail est comme une drogue pour moi. Et c’est un privilège que d’être payé pour monter des spectacles d’opéra. C’est fantastique même quand c’est difficile. Juste un bon assistant et un bon calendrier.
Un clin d’œil avec une question d’actualité : Si l’on vous proposait de prendre la direction de l’Opéra de Paris, quelle serait votre réaction ?
À Amsterdam, j’ai failli dire oui, mais pas avant 2022. Ils font un travail extraordinaire. Munich aussi m’a demandé de prendre la relève de Nikolaus Bachler. Mais il y a un mais. Je suis un artiste et j’ai accepté le Komische Oper de Berlin parce qu’il est dirigé par des artistes et je peux y faire de tout. C’est un laboratoire. Ce n’est pas comme si c’était un premier poste me permettant de monter en grade. Munich n’a pas besoin de moi pour réussir. Je veux redevenir un metteur en scène de théâtre et d’opéra. Directeur d’opéra, c’est trop de responsabilités… Paris, c’est énorme. Trop gros. Les syndicats…problématiques. Je ne sais pas qui voudra. C’est souvent plus simple de travailler dans de plus petites maisons, comme Dijon, car vous avez un contrôle artistique total.
Offenbach règne en maître sur 2019. Vous montez un Orphée aux enfers à Salzbourg (avec Enrique Mazzola au pupitre), attendu avec impatience. Par contre, votre Belle Hélène ne semble pas avoir quitté Berlin. L’avez-vous abandonnée ?
Cette Belle Hélène est trop difficile, trop exigeante : tous les chanteurs doivent chanter, jouer et danser. On verra à Salzbourg. C’est fantastique de voir qu’Offenbach sera enfin joué dans la maison de Mozart.
Offenbach avait beaucoup de succès. Ce qu’il a mis sur scène avait 60 ans d’avance sur tout ce qui se passait ailleurs. Ses héroïnes étaient des femmes du XXe siècle. Gérolstein, Hélène, Eurydice… une rupture radicale. Je ne pense pas qu’on ait reconnu Offenbach à sa juste valeur. Il devrait être à côté de Verdi, Puccini… Rossini disait qu’il était le Mozart des Champs-Elysées. Je pense que chez Mozart il sera très heureux !
(Avec nos remerciements à Annie-Paule de Prinsac, pour sa participation à cet entretien, et sa transcription des propos de Barrie Kosky, qui leur restitue leur spontanéité directe).