Ce 13 décembre marquait la création de l’ultime opéra de Philippe Boesmans, On purge bébé !, conçu avec Richard Brunel pour le livret et la mise en scène, et achevé par Benoît Mernier. Le compositeur est en effet décédé alors qu’il ne lui restait que les quelques minutes finales à écrire.
Pour cette création posthume, Bassem Akiki dirige l’Orchestre symphonique de la Monnaie, ou plus exactement la formation orchestrale très originale que le compositeur avait prévue dès le départ : flûte, hautbois, clarinette et bassons par 2 ; 2 cors, 2 trompettes et 1 trombone ; harpe, piano et célesta ; 4 percussionistes ; 2 violons, 2 altos, 2 violoncelle et 1 contrebasse, avec chaque fois un seul musicien par pupitre. Soit 27 musiciens, 27 solistes.
Bassem Akiki retrace pour ForumOpera la genèse très particulière de cette pièce et décrit les beautés somptueuses de cette partition d’une virtuosité insoupçonnée.
Comment êtes-vous arrivé sur cette production ?
C’était Patrick Davin qui devait diriger On purge bébé !, et quand Patrick est décédé [en septembre 2020], Peter de Caluwe m’a appelé quelques mois plus tard. Comme il savait bien que je suis amoureux de la musique de Philippe, la réponse a été immédiate. Et là, on a arrangé une rencontre pour parler du sujet – c’était durant le Covid. Philippe voulait me rencontrer en personne, et ce fut évident dès la première minute : « on se tutoie ! ». Richard Brunel était avec nous, mais par internet, et on a discuté beaucoup. Lors d’une deuxième rencontre dans les Galeries de la Reine, on a parlé de sa façon de composer, mais pas de la partition. Je voulais savoir comment il compose, son vocabulaire, sa façon de penser, parce que parfois, pendant les répétitions, il faut prendre des décisions, faire des changements, et il faut le faire de la manière la plus appropriée. C’est pour ça que j’adore travailler sur des pièces contemporaines, d’un compositeur vivant, parce qu’on a un contact immédiat et une réponse directe. La partition n’était pas encore dsponible. On parlait juste des thèmes et de l’orchestration ; tout était déjà clair dans sa tête. Combien de personnes, un huis clos dans une chambre. Il ne voulait pas un grand orchestre et voulait solliciter le registre extrême de la soprano, Jodie Devos. Il souhaitait des notes aiguës avec les paroles aigües. C’est vraiment très exigeant de bien faire sortir le texte quand on est dans le registre aigu, mais Jodie fait une prestation formidable. Philippe avait cette maîtrise de bien écrire pour l’orchestre, pour les voix, mais aussi pour une personne bien particulière. Et ça c’est génial, comme Verdi, comme Puccini, comme tous les grands compositeurs classiques. C’est pour ça que les chanteurs de ce spectacle n’ont eu aucun mal : c’est écrit pour eux ! Et puis il connaît bien l’orchestre et l’orchestre connaît bien sa musique. Ça se voit qu’il écrivait en pensant à l’orchestre de la Monnaie.
Ce que j’ai aussi adoré chez lui, c’est la confiance qu’il accordait aux artistes. Cette confiance qu’il donnait, ce n’était pas une manière de se décharger mais cela donnait une responsabilité encore plus grande.
Répétitions en novembre dernier : Jodie Devos, Denzil Delaere, J.S. Bou, Richard Brunel (de dos) et Bassem Akiki © Simon Van Rompay
Vous parlez de l’Orchestre de la Monnaie, mais la nomenclature choisie est très particulière ! On a plus affaire à 27 solistes qu’à un orchestre.
Oui, c’est de la musique de chambre en fait. Normalement dans un orchestre on a les cordes qui sont au cœur de tout, et là quand on regarde la partition, on voit : violon I, violon II, alto I et II, etc… mais en fait c’est chaque fois une personne par pupitre ! Mais les vents, l’harmonie sont présents comme dans un orchestre de Mozart : 2 flûtes, 2 clarinettes, 2 hautbois, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes. Le premier point d’interrogation c’est : comment ça va marcher ? Mais le procédé génial qu’il a utilisé, c’est de confier le rôle habituel des cordes au piano, au célesta, à la harpe et aux percussions. Ce sont les quatre piliers de la partition.
C’est une partition géniale. La première est demain, mais j’ai encore l’impression de découvrir cela. Parfois une phrase commence par le basson et finit avec le cor anglais sans qu’on se rende compte de la transition, comme si c’était un seul instrument qui joue. Et ça se passe comme ça tout le temps. Parfois c’est pour une question de timbre, de couleur, qu’on change et parfois c’est comme des vagues qui continuent. Une vague va mourir mais une autre vague a déjà commencé. Ce passage de la mélodie d’un instrument à un autre, j’ai dû l’expliquer aux chanteurs lors des premières répétitions avec piano, qui joue la réduction. Je leur ai dit : « attention, vous n’allez pas avoir un seul instrument qui va jouer toute cette phrase, cela va passer du cor à la trompette, de la trompette au basson, du basson au cor anglais …». Et tout ça c’est une continuité, alors il est difficile de prendre ses repères sur des entrées d’instruments.
Cette technique d’écriture, elle remonte à son orchestration de l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, en 1989, et pour les musiciens de l’orchestre c’est très compliqué, car il ne maîtrisent pas l’entièreté de la ligne mélodique.
Lors des dernières répétitions, tous les gens qui ont écouté ont dit, cela semble facile. Et c’est vrai, mais c’est comme du Mozart en fait. Et Mozart ce n’est pas du tout facile.
Dans les coulisses, on entend des musiciens dirent que c’est la partition de Boesmans la plus difficile qu’ils aient jamais eu à jouer.
Oui, cest comme du cristal, chaque son doit être entendu. On ne peut rien cacher. C’est extrêmement délicat, c’est vif, rapide sans donner le sentiment d’être agité. C’est à la fois du calme et de la vitesse. On est sur une route et la voiture doit rouler, sans s’arrêter. Si on donne un petit coup de frein, ça peut être la catastrophe.
C’est un orchestre qui a vraiment joué beaucoup de Boesmans mais c’est aussi un orchestre très intelligent et il prennent tout de suite leurs points de repère, non seulement enre eux mais également avec la scène. Merci aux chanteurs pour toute l’énergie et le cœur qu’ils ont mis dans cette production – et c’est très rare – et on voit maintenant que l’orchestre considère les chanteurs comme des membres de leur ensemble. On a 27 musiciens de l’orchestre et 6 chanteurs qui forment un tout. Il y a tout le temps dans la partition un dialogue entre le chant et la fosse. L’orchestre va anticiper une action d’un chanteur ou s’en faire l’écho, en jouant de la même façon, avec la même articulation. L’intelligence de l’orchestre de la Monnaie est très grande, et c’est pour ça que j’adore travailler avec cet ensemble.
Le chef doit encore plus tisser le lien entre les solistes vocaux et l’orchestre. Cela doit exiger une concentration sans faille.
C’est pour tout le monde. A aucun moment on ne peut relâcher la concentration. Même chez Richard Strauss ou Wagner, il y a des longues phrases qui durent et là on sait qu’on peut se laisser aller et que la phrase va se faire toute seule, avec toute la musicalité et le cœur de l’orchestre. Ici il n’y a pas le temps pour ça. Il faut tout le temps compter, compter …
Bassem Akkiki en 2014 © Bernard Coutant
La partition est d’une précision redoutable : indications métronomiques, dynamiques très précises du triple piano aux fortissimi subits. Quelle place reste-t-il pour l’interprète ?
C’est quelque chose de magique, de métaphysique : à chaque représentation, ça va être quelque chose de différent. Philippe m’a dit ça très clairement : « Ne t’en fais pas pour les indications métronomiques, c’est juste une indication. Mais la relation entre les tempos doit être respectée. » Le plus important, c’est le passage du texte. Et spécialement comme chef d’orchestre, il faut s’adapter à la mise en scène. Il faut gérer la distance, la communication entre la fosse et les chanteurs, et aussi la clarté du texte. Mais le décor en forme de boîte assure une excellente projection. Avec la réverbération, il faudra peut-être ralentir un peu pour s’assurer que les derniers rangs comprennent bien le texte.
J’admire les chanteurs, qui doivent connaître leur texte par cœur et mémoriser toute la mise en scène, le tout dans un tempo très rapide. Ils doivent penser à cinq choses à la fois.
Pour l’interprétation, en fait il y a des choses qui ne sont pas écrites dans la partition, mais il faut comprendre le livret. On parle de purgation, mais la référence aux odeurs est importante aussi, pas spécialement celles du caca ! Par exemple dans l’air de Chouilloux, son seul air, il parle de la vapeur et là, la flûte joue pianissimo un son filé. Et la vapeur elle a son odeur, et il faut en trouver le son. Il y a juste une note au trombone qui est fortissimo, et là aussi on peut jouer de plusieurs façons. Ce n’est pas une question de tempo, il faut trouver le timbre, la couleur. J’ai découvert en plus avec la musique de Philippe, que l’odeur, le timbre, la couleur, c’est écrit entre les notes, entre les paroles. Et il faut les chercher, les trouver et c’est génial.
© Jean-Louis Fernandez
La partition sollicite tous les registres : chez les chanteurs, il y du chant et du parlando, dans l’orchestre il écrit aussi bien pour le suraigu que pour les graves profonds.
Oui, comme le piccolo qui est accompagné par les harmoniques des violons, pour créer vraiment un autre monde. Il a voulu travailler avec les extrêmes.
Ce que voulais ajouter, c’est que les instruments dans l’orchestre, spécialement dans leur solos, ils ne jouent pas. Ils chantent aussi. C’est très évident avec la partie du premier cor, par exemple, ou bien la clarinette basse. Philippe donne dans la partion l’intention une fois, deux fois, et puis il laisse faire. Et si on est intelligent, on comprend. Le texte est donné avant, puis est repris en chantant par l’instrument. Le rôle des chanteurs est aussi donné à l’orchestre, c’est magnifique.
Le nombre d’instruments joués par les 4 percussionistes est impressionnant. On aurait pu redouter qu’elles soient écrasantes.
Les percussions ne sont pas là pour l’effet – sauf une fois ou deux – mais bien pour la couleur. Il n’y a pas de grands coups de cymbales, ce ne serait pas Philippe. Ici c’est élégant, c’est la finesse de l’instrumentation. Tout est comme une porcelaine – cassable !! [rires].
Tout ce qu’il écrit pour l’orchestre, c’est au service de la dramaturgie, du texte. Il n’y a aucun effet gratuit.
Oui, ce n’est pas une musique de film, ce n’est pas une musique de théâtre, c’est le théâtre. Ce n’est pas une musique qui illustre la parole. Si une pièce de théâtre est géniale déjà, pourquoi en faire en opéra ? Pour quelle raison ? C’est de donner en fait une autre dimension pour la pièce. Ce n’est pas la dimension du son et du temps, mais pour moi la musique commence quand la parole n’a plus de pouvoir. Et la musique va continuer ce pouvoir. Philippe a montré dans la pièce de Feydeau une autre couche, qui n’est pas celle de la comédie. Alors la comédie est le niveau que tout le monde va percevoir, et il est important. Mais il faut aller plus loin : la compassion, la relation de la mère avec son fils, les problèmes du père qui commence à penser à des choses qui ne sont pas vraiment importantes. Le plus important, c’est sa famille, c’est son fils qui est malade. Et là il ne s’occupe pas de son fils, il se fout de son fils, il pense juste à Mr Chouilloux qui va venir. Et à ce moment, il va perdre tout. En fait c’est une comédie, mais le drame va venir à la fin.
C’est comme du Mozart – pour moi, Boesmans est le Mozart de notre temps. C’est une pièce dont je suis sûr qu’elle va rentrer dans le répertoire. Ça va être du classique.
Dans tous ses opéras, Boesmans se plaît à citer des grands classiques du répertoire. Ici, il utilise beaucoup plus structurellement et intensément le thème des Hébrides de Mendelssohn et cela parcoure toute la pièce, jusqu’à la fin écrite par Benoît Mernier.
Oui, c’était la volonté de terminer en revenant aux Hébrides. J’ai parlé de cela avec Philippe. Il aimait toujour avoir un point de repère, cela donne un sentiment de sécurité pour le public. C’est un compositeur qui pense beaucoup à ceux qui vont écouter. Personnellement j’ai des amis qui ne sont pas musiciens, et quand parfois ils viennent au théâtre, ils ne veulent pas participer à l’action. Plein de gens ont peur du théâtre contemporain – je ne dis pas de l’opéra – quand par exemple le public est invité à monter sur la scène. Moi je dis, quand je viens au théâtre, je veux cette séparation entre scène et public, alors que le théâtre contemporain a une tendance à joindre les deux. Dans ce domaine, l’opéra est un lieu très rassurant, car il y a la fosse, il y a l’orchestre qui va marquer la séparation. Philippe est un compositeur qui connaît et qui respecte la tradition, les compositeurs qui l’ont précédé. Même en citant le Graal ou Mendelssohn, ce n’est pas pour se moquer. Par respect pour le public, il veut lui apporter le confort de références qu’il connaît. Comme dans Au Monde, la citation de « My Way » de Sinatra. Mais qu’est-ce qu’on fait avec ces citations de Mendelssohn et de Wagner ? Ce tout petit thème des Hébrides, cela devient la base de tout. [Il chante]
Premières mesures des Hébrides de Mendelssohn – thème du 1er basson
Dans Feydeau, les îles Hébrides, c’est peu le fond de tout. On part de quelque chose d’absurde, qui n’est pas là. On est en France, mais ces îles on ne sait même pas où c’est. Et ça revient plus tard : « Si tu prends ta purgation, je te dirai où sont les îles Hébrides ». Dans ses interviews Philippe disait tout le temps qu’il cherche quelque chose qui reste dans l’oreille. On sort de l’opéra avec ce thème dans l’oreille, sans le savoir. Il y aussi des thèmes que Jodie chante qui se trouve partout dans l’orchestre, à chaque fois différemment. Et on les entend encore et encore.