L’année 2019 fut riche pour Benjamin Bernheim : après une prise de rôle triomphale en Des Grieux à Bordeaux en avril et un magnifique Alfredo au Palais Garnier en septembre dernier, novembre fut marqué par la sortie de son premier album éponyme. La star montante des ténors a accepté de revenir sur ces derniers mois particulièrement intenses.
Quel est votre souvenir scénique le plus fort de l’année 2019 ?
L’année fut effectivement intense mais le souvenir le plus fort reste Manon à Bordeaux car cette production fut pour moi une véritable surprise. J’avais, certes, énormément travaillé le rôle de Des Grieux, mais avant la première, je ne réalisais pas à quel point ce rôle était pour ma voix. Comprenez-moi bien, je ne parle nullement de perfection, qui par définition n’existe pas, mais d’avoir, tel un gant à sa main, trouvé la taille idéale pour ma voix en ce moment. A part Rodolfo dans La Bohème, je n’avais jamais ressenti une adéquation aussi idéale. Et Lenski dans Eugène Onéguine, mon cher Lenski ! Pour en revenir à Manon 2019, que cette magie opère à Bordeaux dans un opéra français est un bonheur indescriptible ! J’ai vraiment hâte de reprendre cette partition à Paris au printemps prochain.
Et vous avez sorti votre premier disque. Comment vous est venue cette envie ?
Il faut replacer cet événement dans le contexte très particulier que vivent les maisons de disques depuis plusieurs années : elles souffrent terriblement de la bulle internet, ont subi de nombreuses restructurations, les différents labels se rapprochant les uns des autres, et ce phénomène ne cesse de s’amplifier. Même la France et l’Allemagne, qui résistaient jusqu’à présent, commencent à voir leurs ventes de disques physiques s’effondrer, et pas seulement dans le répertoire classique ; le jazz et le rock sont aussi touchés. De facto les labels se montrent particulièrement frileux à l’idée de faire signer de nouveaux chanteurs car ils ne peuvent pas se permettre la moindre erreur. En outre, ils doivent engager de jeunes chanteurs pour démontrer leur capacité à parier sur l’avenir en dénichant les futures étoiles de l’art lyrique et asseoir leur hégémonie. Au-delà d’une envie personnelle, il fallait réunir deux autres conditions : avoir la chance d’être épaulé par une grande maison, et ce, pour un projet porteur. Un autre label m’avait approché quelque temps auparavant pour un album 100% français proposant trois ou quatre airs inconnus grâce à la Fondation Bru Zane. Mais tout mon entourage m’en a dissuadé. Cela ne se vendrait pas. Être ainsi porté par Deutsche Grammophon qui m’a offert cette chance est un honneur et un privilège.
Effectivement, vous nous déclariez en 2017 avoir une tendresse particulière pour le répertoire français et vous épanouir dans certains rôles italiens. Peut-on en déduire que vous avez conçu ce programme ?
Presque, oui. Avec quelques suggestions de la productrice, néanmoins. Il fallait faire des choix. Pour Manon, pourquoi le rêve et non Saint-Sulpice par exemple. Si ça n’avait tenu qu’à moi, l’album aurait compté au moins dix titres supplémentaires. J’ai voulu un disque qui me ressemblât, un disque à mon image et sans titre, qui donne à voir qui je suis, sans me cacher derrière un titre ou un pseudo « story telling ». Je voulais raconter d’où je venais (Alfredo, Rodolfo de la Bohème, Lenski), où j’en suis (De Grieux, Duc de Mantoue) et vers où je me dirige (Faust/Berlioz, Rodolfo de Luisa Miller).
J’ai pris un risque en enregistrant des airs célèbres déjà gravés au disque par les plus illustres interprètes. J’aurais pu cultiver mon unicité et essayer de montrer ce que j’ai de différent. Pourtant, ma carrière s’oriente plutôt vers les rôles traditionnels du répertoire. Il me faut donc souffrir cette comparaison, cette critique, fût-elle douloureuse. Et de toute façon, il est inutile d’être frileux envers ces airs enregistrés régulièrement car, in fine, pas un seul enregistrement ne sera une redite du précédent. Regardez, enfin, écoutez par exemple mon Faust. Dans ce disque, je chante les contre-ut pleine voix alors que je les prenais en voix mixte chez Bru Zane. Et depuis Roberto Alagna, ce n’est pas chose évidente. La compétition est telle que chacun craint de ne pas déployer suffisamment de volume sur ce contre-ut, de ne pas remplir la salle. On en oublie que chaque voix possède sa spécificité, sa couleur, son style et définit sa propre empreinte, qui est unique.
J’ai donc composé ce disque comme je le voulais, avec mon empreinte vocale actuelle. Pour le moment la critique est plutôt élogieuse, mais une fois l’enthousiasme de la nouvelle voix passé, l’analyse technique, à froid, arrivera, et c’est à cette dernière que je me prépare à me confronter.
Vous vous dirigez donc vers Rigoletto, La Damnation, Lucia et Werther ?
Absolument. Je viens d’ailleurs de chanter Rigoletto à Munich et j’espère l’interpréter encore très longtemps. Roméo et La Damnation sont programmés en 2020, Lucia la saison suivante et Werther encore après. Vous savez, j’ai dû me battre longtemps pour me faire entendre dans le répertoire où je crois servir le mieux la musique, à savoir l’opéra français essentiellement et quelques rôles italiens. Je n’ai chanté mon premier Rodolfo qu’en 2015, et c’est alors que ma carrière a pris son essor.
J’ai dû ramer à contre-sens de l’étiquette qui m’avait été apposée à mes débuts : franco-suisse ayant commencé dans une troupe où l’on m’imposait des rôles en allemand, on m’a proposé par la suite de chanter seulement La Flûte enchantée, Arabella, Capriccio. Mais ce n’était pas mon choix. Je ne me plains pas, 98% des artistes n’ont pas la chance de pouvoir choisir leurs rôles, ils prennent ce que l’on veut bien leur donner. Je me suis battu pour chanter le répertoire qui me tenait à cœur. Aujourd’hui la sortie de ce disque est une sorte de consécration, car je peux enfin montrer ce que j’ai travaillé ardemment dans l’ombre pendant toutes ces années où je chantais Tamino et compagnie. Je n’étais pas complètement frustré non plus, ces rôles étant absolument somptueux, mais ce n’étaient pas des rôles pour moi. C’est comme si on vous demandait de jouer au squash avec une raquette de ping-pong. J’allais d’ailleurs signer mon premier Lohengrin et totalement abdiquer, renoncer. Même en France on ne voulait pas m’entendre en dehors du répertoire germanique. Après vient la réalité du métier. Le répertoire français est mal-aimé et se vend mal, excepté Carmen.
Même Faust ? Même Berlioz ?
Oh oui. Il faut des stars sinon ça ne se vend pas. Encore illustre inconnu, je chantais à Zurich il y a 5 ans Il Capuleti de Bellini et en parallèle Faust était monté avec des pointures telles que Anita Hartig et Charles Castronovo. Le Bellini s’est vendu en 5 jours. Faust n’a pas rempli. Pourtant le répertoire français est un trésor et regorge de chefs-d’œuvre plus ou moins connus, de Meyerbeer à Berlioz en passant par Massenet, Gounod… mais un trésor qui n’est pas servi correctement. Et oui, tant pis, je lance une pique à mes collègues mais l’opéra français se travaille, avec respect, avec tout le respect qu’il mérite. Parallèlement, il y a en général un manque d’éducation autour de ce répertoire, même ici en France. A Bordeaux, 6 représentations de Manon contre 15 Barbier. C’est dire si ce répertoire vit un désamour incompréhensible. Il faut donner envie à nouveau au public de venir l’entendre et le découvrir. Nous sommes donc ravis de reprendre Manon avec Ludovic Tézier à Paris au printemps prochain. Venez tous !
Donc vous ne prévoyez pas d’incursion complémentaire chez Puccini, en particulier dans Manon Lescaut ? Quid de Rossini et Mozart ?
Pas pour l’instant. Manon Lescaut est encore trop lourd pour moi. Peut-être dans quelques années, comme les grands Verdi. Bohème est la limite à ne dépasser pour le moment, l’acte III étant presque une prouesse héroïque après un acte II où tous les protagonistes chantent dans leur région vocale sonore avec un orchestre puissant à passer. Il faut savoir être patient et être au bon endroit. On ne peut pas chanter tout et n’importe quoi partout, ni avec n’importe qui. Bastille n’est ni Berlin ni Dresde ni Londres. Il m’a même été reproché de rester tellement dans ma zone de confort que cela en deviendrait ennuyeux. J’ai essayé de creuser pour comprendre comment cette remarque avait pu émerger : je crois que les auditeurs, critiques ou simples mélomanes, laissent parfois leur imagination prendre le dessus lorsqu’ils entendent une voix qui leur plaît. Ils la projettent alors dans les rôles dont ils ont envie, eux, mais pas nécessairement ceux adaptés à l’empreinte vocale de l’artiste. Or, avoir les notes d’un rôle ne signifie nullement qu’il soit adapté hic et nunc. C’est d’ailleurs un problème général dans le milieu de l’art lyrique. Un chanteur peut se laisser influencer par son entourage qui le voit plus grand qu’il n’est ou projette sur lui son envie, parfois une envie néfaste de pousser au crime… Cela dépend finalement du degré de résistance de chacun à cette pression permanente de l’extérieur. Personnellement ma nature fait que je dois avancer marche après marche. Si je brûle une étape, je tombe. Donc je consolide mon espace de sécurité sur la première marche et après je monte la marche suivante. Alors oui, peut-être que je donne l’impression d’une certaine facilité sans chercher le moindre challenge. C’est oublier tout le travail de fond derrière pour y parvenir. Et un risque pour soi n’est pas un risque pour quelqu’un d’autre : lorsque j’ai chanté Rodolfo en 2015, ce n’était pas un risque vocal pour moi, je savais que j’avais fourni le travail nécessaire. C’était ma chance de me faire entendre dans un répertoire autre. Mais personne ne m’a soutenu alors. On m’a accordé les restes d’un cast, les deux dernières représentations. Et tout le monde est tombé des nues. La chance se provoque, mais il faut parfois un bon alignement de planètes.
Quant à Rossini, non. L’opportunité s’est présentée une fois lorsque j’avais 18-20 ans avec Le Turc en Italie, puis il y a 10 ans Guillaume Tell à Zurich. J’ai essayé de chanter le rôle de Ruodi mais il n’était pas dans ma vocalité, et je n’ai pas essayé de revenir à Rossini depuis. On me propose aussi désormais Ottavio, que j’aurais adoré aborder il y a 10 ans mais plus aujourd’hui.
Tous ces rôles mis à part, quel est LE rôle que vous rêvez d’interpréter ?
Quand j’avais 22 ans, je rêvais de Tamino, je devais grandir avec. Mais il n’est pas venu pendant de nombreuses années… jusqu’à Dresde, où on ne m’a accordé que 3 jours de répétition …sans scène et orchestre. Et je me suis aperçu que je pouvais le faire. Cette leçon fut essentielle, car j’ai par la suite effectué des prises de rôle dans des conditions similaires, que j’aurais probablement refusées si j’avais ignoré en être capable : Nemorino, le Duc de Mantoue. Pourtant cette sensation de ne pas être vraiment prêt est exaltante et permet de nourrir sa créativité. Aujourd’hui je n’ai aucun regret par rapport à Tamino. Je lui ai dit adieu de la plus belle des manières, au pays de Mozart, au Staatsoper avec le Philharmonique de Vienne.
En revanche, je regrette qu’on ne m’ait pas proposé plus tôt les Da Ponte. Cela a manqué à mon développement. Les rôles de la trilogie italienne constituent un recadrage vocal pour tous les chanteurs. La voix s’y ressource. Mais je n’y ai pas eu droit. Heureusement, j’ai découvert avec le rôle de Nemorino une alternative à Da Ponte, ayant sur moi les mêmes effets bénéfiques vocalement. Son exercice fait renaître ma voix. La vocalité n’est pas démonstrative en termes de volume mais de style et de technique. Je pourrais ajouter aussi le Duc de Mantoue, que je viens de découvrir, et qui procède de ce même pouvoir sur moi que Nemorino. D’ailleurs, lors de ma master class avec Monsieur Bergonzi, le prince des ténors a déclaré dans toute sa sagesse qu’il avait gardé Nemorino pour « faire sourire la voix ». N’est-ce pas une expression merveilleuse ?
Parmi les rôles à venir, le premier rêve deviendra réalité dans un avenir proche avec Werther. Puis j’aimerais dans un avenir plus lointain me confronter à Hoffmann. Et puis, vraiment plus tard, lorsque je serai grand, Don Carlos.
Pensez-vous déjà à un autre projet de disque ? Peut-être avec des mélodies ?
Absolument, plusieurs nouveaux projets sont à l’étude, dans la direction de l’opéra, mais aussi, effectivement, avec la possibilité d’une digression vers la mélodie française, et aussi les Lieder. Pour le moment, j’aborde ce répertoire exclusivement en récital afin de le roder et de l’appréhender dans toute sa complexité. Jusqu’à présent j’en faisais assez peu mais cela tend à se rééquilibrer. A suivre donc…
Propos recueillis le vendredi 22 Novembre 2019