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Benoît Mernier, une révélation

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Interview
15 septembre 2008

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Entretien avec Benoît Mernier à l’occasion de la création française de son premier opéra, Frühlings Erwachen(*), à l’Opéra National du Rhin

 

Concerto pour piano, Quintette, Messe, Opéra… Vous semblez attiré par des « formes-phares » dont l’histoire est riche : est-ce un hasard, dû aux commandes, ou le fruit d’une réelle volonté ?

Il n’y a pas de volonté ou de stratégie. C’est certes un peu dû aux commandes, mais il y a aussi le désir de se placer dans la tradition plutôt que de se tourner vers l’expérimentation avec une volonté de rupture. Je comprends et admets tout à fait cette volonté de rupture mais je trouve plus intéressant de me confronter à la tradition : qu’est-ce que je peux arriver à inventer avec une formation traditionnelle ou une forme aussi classique que le concerto pour piano par exemple ? C’est pour moi plus excitant, mais aussi plus difficile, que d’écrire avec une formation complètement hétérogène telle qu’on en connaît depuis Pierrot Lunaire.

Avant d’être compositeur, vous avez été – et êtes toujours – un praticien et analyste [ Outre son activité de compositeur, Benoît Mernier est organiste et professeur d’orgue, d’improvisation et d’analyse musicale à l’Institut Supérieur de Musique de Pédagogie à Namur ]

L’activité de compositeur est en effet venue après mais assez naturellement car j’ai eu la chance de commencer l’orgue avec un improvisateur et donc l’idée de la création était incluse dans l’apprentissage. Ainsi, quand j’ai commencé à écrire, cela faisait partie d’une démarche naturelle d’approfondissement : si j’écris, c’est pour essayer de mieux comprendre la musique, d’aller plus loin dans la connaissance de la musique.

Le sujet de votre opéra, l’adolescence, que l’on pourrait croire « innocent » si l’on s’en tient au titre (qui pourrait être celui d’une Valse de J. Strauss : « Eveil du printemps ») est en fait traité avec beaucoup de profondeur et de dramatisme par Wedekind (« un sujet de nature plutôt lugubre » dit-il lui-même), ce que renforce votre musique (mais aussi la mise en scène de Vincent Boussard) : pourquoi un tel choix ?

En fait, je n’ai pas choisi le sujet, j’ai choisi la pièce car j’en suis tombé amoureux. Elle me touchait énormément, non pas seulement par le sujet lui-même mais par la qualité poétique du texte et par ce qu’elle éveillait en moi au niveau de l’imaginaire musical. D’emblée, dès la première page, un imaginaire s’est mis en route. J’avais lu énormément de pièces avant, et beaucoup d’entre elles me plaisaient beaucoup, mais aucune n’avait ce pouvoir déclencheur au niveau musical comme celle de Wedekind.

Le fait de composer sur un livret allemand a-t-il été un obstacle, un handicap ?

C’était plutôt un stimulant. Car j’avais l’impression d’être en terrain inconnu, j’avais une forme de naïveté par rapport à la langue.

Pourtant, ça n’est pas votre langue maternelle… Cela me fait penser à Strauss révisant sa Salomé sur le livret français et ses discussions avec Romain Rolland au sujet de la prosodie sur laquelle il butait beaucoup…

Quand on est dans un acte de création, on a besoin de difficultés, non pas des difficultés qui étouffent mais des difficultés qui stimulent et qui constituent des éléments moteurs pour arriver à autre chose. Chez moi, c’est un peu ça. Il me fallait certes un bon entourage. J’ai donc choisi un librettiste germanophone (Jacques De Decker) qui en outre était très disponible, je pouvais l’appeler n’importe quand pour résoudre un problème. Chaque mot était en effet pour moi un mystère. J’avais beau en connaître la signification première, je regardais dans le dictionnaire pour découvrir s’il n’y avait pas d’autres sens, chaque mot était aussi un « parfum » : je découvrais des choses sans arrêt.

Vous répondez par avance à ma question suivante : Prima la musica o prima le parole ?

A mon avis, prima le parole. Cela dit, la musique a une puissance extraordinaire pour emmener le mot « ailleurs », dans un champ qui peut renforcer mais aussi détourner son sens, chose que le théâtre parlé ne permet pas de la même manière.

Est-ce que cela a une influence sur votre écriture vocale ?

Oui. Au départ, l’évidence était pour moi que tous les mots soient compréhensibles. Le traitement vocal, le choix des tessitures, des registres, l’orchestration, tout cela a été fait en fonction du texte et avec la volonté d’être le plus proche possible du théâtre, tant au niveau de la diction qu’au niveau de la dramaturgie.

Cette volonté a donc eu aussi une influence sur la composition de l’orchestre et l’orchestration

Oui. Par ailleurs, comme je savais que ce serait des jeunes voix qui chanteraient, j’étais très prudent et ne pouvais mettre un orchestre wagnérien dans la fosse.

J’ai senti dans votre musique pour cet opéra des parfums « bergiens » (notamment le Berg de Lulu) et « boesmansiens » [ Philippe Boesmans, compositeur belge et dont Benoît Mernier a été l’élève ]. On note ainsi un aspect très « durchkomponiert » [ d’un seul tenant ], un discours qui avance, jamais freiné par des leitmotiv par exemple, et surtout une importance donnée aux atmosphères, aux climats, ce qui place l’orchestre comme un acteur à part entière.

Vous avez tout à fait raison car cela a été une de mes grandes préoccupations… et grandes difficultés. Chaque tableau est en effet très différent et autonome, et il fallait trouver une ambiance propre et particulière à chacun. Il m’a fallu parfois beaucoup de temps pour trouver les éléments permettant de camper ces différentes ambiances. A la fin de chaque tableau, je me disais « comment vais-je faire le suivant ?… » et il fallait aussi trouver les éléments de « connexion » entre les tableaux.

L’influence de Berg est-elle réelle ?

C’est amusant parce qu’après la création, j’ai lu ça dans différentes critiques. Or je n’ai absolument pas écouté de Berg pendant la composition de l’opéra, j’ai plutôt lu et écouté Mozart, Wagner, Puccini non pas pour le style mais pour m’aider à résoudre certains problèmes comme l’efficacité théâtrale par une vocalité naturelle, la continuité du discours ou une forme de lyrisme assumée, et tout simplement pour me « nourrir », alimenter mon imaginaire. Mais il est vrai que dans la pièce de Wedekind, le personnage de Ilse est une préfiguration de celui de Lulu [ dont la pièce éponyme est aussi de Wedekind] et il me semblait qu’il était assez naturel de retrouver une connexion avec l’univers de la Lulu de Berg lorsque que Ilse intervient, notamment à la fin de l’acte II. Le procédé a donc été de partir de mon langage musical et d’arriver sans rupture à un climat émotionnel proche de Lulu. Il y a par ailleurs une petite citation, mais anecdotique, du tout début de Lulu.

Il m’a semblé aussi déceler la citation d’un Choral au début du deuxième acte, un peu à la manière de Berg dans son Concerto pour violon

Non, il s’agit d’une citation d’un opéra de Cavalli, Eliogabalo, qui est une sorte de chaconne. Pour cette scène de masturbation de Hänschen, j’ai tout de suite songé aux basses obstinées des chaconnes de la musique baroque avec ce sentiment de transe qui s’en dégage parfois. C’est aussi ici comme une berceuse apaisante.

On sent par ailleurs dans votre écriture une grande importance du contrepoint, est-ce dû à votre activité d’organiste ?

C’est aussi une réflexion que l’on m’a faite. Il est clair que ce qui me plaît dans l’orgue, c’est le contrepoint, le « vertige » de la polyphonie, ça n’est donc pas innocent. Mais ce qui m’intéresse n’est pas le contrepoint d’école strict, le simple fait de superposer différentes lignes mais de prendre en compte non pas seulement la dimension horizontale mais aussi une dimension « oblique » du contrepoint : avec le jeu de textures qui en résulte, on est davantage dans le trouble, la sensualité que ne le permettrait une écriture par blocs.

Ce que vous me dites me fait penser à l’introduction du Sacre du Printemps de Stravinsky qui voit la superposition de lignes horizontales n’ayant aucun rapport entre elles…

Oui, absolument. Chez moi, il y a cependant une volonté de contrôle harmonique qui vient de Bach… On ne se refait pas !

Malgré votre passage à l’IRCAM, vous n’avez pas recours à l’électronique dans votre musique.

Mon passage à l’IRCAM a été très court mais il m’a fait prendre conscience d’un certain nombre de choses. C’était à une époque où j’avais pas mal de complexes par rapport à la modernité. Je me disais d’une manière naïve que l’électronique était un peu la panacée. Après ce stage, je me suis rendu compte que l’électronique était certes un outil intéressant mais j’ai réalisé qu’il fallait que je règle d’abord des questions strictement musicales de style, d’inspiration, d’écriture et que ce n’était pas l’électronique qui allait m’aider. Je n’ai donc encore rien écrit avec l’outil électronique, ce n’est pas un refus , ça viendra peut-être…

Mais il y a électronique et électronique, celle utilisée par Boulez par exemple, qui se fonde sur les transformations du son, et celle d’un Steve Reich où l’électronique fait partie intégrante du discours et du matériau musical de départ dans l’acte d’écriture.

Oui… Jonathan Harvey ou Kaija Saariaho ont aussi utilisé l’électronique de manière tout à fait convaincante. Le but est de ne pas en faire un gadget et ce qui me gêne parfois, c’est que les moyens sont souvent énormes pour arriver à des résultats dont on est très vite fatigué, comme un son tournant dans les haut-parleurs par exemple… J’ai par ailleurs l’impression que l’utilisation de l’électronique dans la musique « classique » contemporaine est parfois en retard par rapport à ce qui s’est fait longtemps avant dans le rock par exemple.

Il est vrai que lorsqu’on écoute Jimi Hendrix, on est assez stupéfait par ce qu’il a créé à ce niveau-là… Vous avez parlé de « jubilation » dans votre travail de composition. L’inspiration a-t-elle été « facile » pour votre opéra ou avez-vous lutté avec le matériau dans le travail de composition ?

La jubilation peut aussi être dans le combat ! Un combat non masochiste bien sûr. Je suis quelqu’un qui écrit plutôt lentement, je retravaille beaucoup. Je pars dans un imaginaire vague, et par l’écriture, j’essaie de préciser cet imaginaire. Pour les tableaux de Frühlings Erwachen, j’ai exactement travaillé comme cela, je partais du climat de la scène campé par Wedekind. Ainsi, pour la scène 2 de l’acte II, où Wendla est seule avec sa mère, et s’ennuie, je ressentais un sentiment de tristesse, de solitude. Progressivement, j’ai imaginé le son de clarinettes jouant pianissimo dans le registre aigu créant ainsi un sentiment de douceur mais aussi de tension, celle de la mère Bergmann incapable de parler à sa fille mais aimante malgré tout.

Vous semblez comblé avec le genre opéra ! Avez-vous d’autres projets dans ce domaine ?

Oh oui, clairement ! L’écriture a été un moment certes difficile mais un moment de grand bonheur dans le sens où jamais je n’ai senti une telle proximité avec ce qui m’attire le plus dans le travail de composition : mettre en rapport la création de la musique avec un sens, créer une connexion entre sons et sens. Or dans le travail théâtral, il faut que chaque note soit connectée à du sens. Je me sentais donc parfaitement à l’aise. J’aime depuis très longtemps l’opéra, mais là, en étant à l’intérieur du genre, c’était une sorte de révélation.
C’était aussi très salutaire par rapport à certains complexes liés à une orthodoxie : les compositeurs d’une certaine modernité des années 1950 se sont méfiés de l’opéra, de sa tradition, des clichés émotionnels et sentimentaux qui l’accompagnent. Pour ma part, décidant de faire de l’opéra dans la tradition du genre, j’ai été décomplexé par rapport aux dictats d’une certaine modernité qui considère l’opéra comme un art impur qui peut se compromettre à des choses qu’on ne trouve pas dans la musique « pure ».

Entretien conduit par Pierre-Emmanuel Lephay
Strasbourg, 13 septembre 2008

(*) Frühlings Erwachen, Opéra en trois actes de Benoît Mernier, sur un livret de Jacques De Decker d’après la pièce éponyme de Franz Wedekind.
Reprise de la production de la création du Théâtre Royal de La Monnaie à Bruxelles (mars 2007).
Opéra National du Rhin : 19, 21 et 23 septembre à Strasbourg, 3 octobre à Mulhouse.
Renseignements : www.operanationaldurhin.com

 

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