Ce disque présente une vue d’ensemble des lieder de Mahler. Cela vous permet d’aborder des Lieder très contemplatifs, des Lieder tragiques mais aussi des Lieder très populaires et pittoresques. Pourquoi avoir fait ce choix de la diversité et comment vous adaptez-vous à chaque atmosphère ?
Cette diversité est celle de Gustav Mahler lui-même, et il ne serait pas juste de n’en montrer qu’un côté. Nous en avons de joyeux, comme « Verlor’ne Müh » ou « Hans et Grete », des tragiques comme « Das irdische Leben » ou « Wo die schönen Trompeten blasen », mais aussi des Lieder qui semblent heureux au début mais en définitive sont plutôt sarcastiques, comme « Antonius Fischpredigt » ou « Das himmlische Leben ».
Ce qu’on ressent lorsqu’on écoute votre disque, c’est une interprétation qui est toujours d’une grande tendresse, avec souvent une sorte de tristesse sous-jacente. Vous n’optez jamais à 100% pour le tragique ni pour le comique, mais toujours pour la nuance. Est-ce délibéré ?
Ce sont les Lieder qui sont ainsi, pas nécessairement moi. Le changement dans le poème ou dans la composition au cours du morceau lui-même. Et même si le début peut-être joyeux, il s’y ajoute toujours une forme de tristesse. Ou inversément. La musique n’est tout simplement pas absolue, ni noire ni blanche. Tout est là. L’enregistrement est un instantané. Il se peut aussi que cela sonne différemment un autre soir ou lors d’une autre matinée.
Ce qui frappe également c’est la grande liberté que vous avez sur le plan expressif. Malcolm Martineau et vous semblez parfois improviser ensemble. Comment travaillez-vous avec lui ?
Pouvoir lâcher prise, oui, pouvoir s’autoriser une sorte d’improvisation à l’égard du texte écrit, suppose d’abord de bien se connaître. Suppose que l’on peut se faire confiance. Suppose, comme c’est le cas de Malcolm et moi, de travailler ensemble depuis des années.
Nous discutons du programme à l’avance et le composons selon nos souhaits. Ensuite, chacun se prépare. Puis, nous nous retrouvons généralement pour un « inventaire ». Là, on peut voir si le plan fonctionne, si l’ordre d’un récital est correct, si quelque chose doit encore être remplacé ou si le programme est trop long ou trop court. Si nos idées sur les poèmes et les compositions sont les mêmes. Si ce n’est pas le cas, nous discutons et essayons de nouvelles choses. Puis chacun rentre chez soi et on se retrouve un jour ou deux avant le premier concert.
De grands modèles sont inoubliables dans ces Lieder, mais vous semblez ne pas essayer de leur ressembler. Votre chant est d’une grande sobriété et si l’on peut dire d’une grande modernité. Comment avez-vous trouvé cette singularité ?
J’écoute beaucoup d’enregistrements. Mais pas pour faire pareil ni pour copier : simplement pour savoir comment mes collègues interprètent. Il est intéressant de noter que les enregistrements très anciens choisissent des tempi complètement différents. Bien sûr, la qualité de l’enregistrement était tout autre, mais ce n’était pas aussi rigide à l’époque. À notre époque, on a en tête beaucoup trop d’interprétations existantes. « C’est comme ça qu’on fait. C’est ainsi que ça doit être. Ou pas. Ou ça peut. » Je ne me pose pas autant de questions. Je n’ai qu’une ambition, c’est de raconter mon histoire. C’est en fait tout.
Deux Lieder sont enregistrés à partir des enregistrements de Mahler lui-même. Qu’avez-vous ressenti en chantant accompagnée par le compositeur ?
Unique. Inoubliable. Oui, il y a des fausses notes. Oui, il y a des fluctuations de tempo et des inexactitudes. Mais l’enregistrement nous montre aussi combien Mahler a traité son propre travail sans le sacraliser. Il s’est assis et a juste joué. À notre époque, la perfection joue un trop grand rôle. Tout est poli pour le streaming, pour le micro, pour l’éternité. A ce compte, on perd souvent de vue qu’en fait avec notre musique nous voulons atteindre les gens et les âmes.